"Meltem"


 

Tran Diep
"Quatorze acteurs jouent la fatalité en un acte"
Lyon Libération, Paris, 26 Juillet 1988

Le Cnac-Magasin de Grenoble renoue avec les mythes grecs et se transforme en palais d'Argos. L'exposition-parcours réunit quatorze acteurs de l'art contemporain qui jouent leur tragédie sur une musique de Xenakis, inspirée de l'« Orestie » d'Eschyle. Fatum.

L'Orestie fut jouée vers 458 avant J-C. C'est une trilogie dramaturgique composée de trois pièces; Agamemnon, les Choéphores, et les Euménides. Les actes scéniques de la malédiction des Atrides a valu à Eschyle le premier prix de tragédie lors d'un concours. C'est le même thème qu'a repris en 1966 un Xenakis en exil pour composer une de ses partitions les plus connues. Le destin de la maison des Atrides mis en musique par le compositeur grec sert également de prétexte à l'exposition « Meltem » au Cnac-Magasin de Grenoble. Quatorze artistes, d'Alberola à Sol-Lewitt en passant par Beuys, mettent ainsi en scène la fatalité formelle de l'art contemporain, écartelé entre modernisme (forcément historique) et post-modernisme (toujours en rupture de style). Pour mieux saisir ce déchirement plastique, on peut imaginer l'espace d'exposition agencé comme un plateau, où l'art ne cesse de mourir et de réclamer
vengeance, avec des créateurs grimés en personnages de l'Agamemnon d'Eschyle.
La pièce se passe à Argos-Grenoble devant le palais-Cnac Magasin. Il fait jour. Juché au haut de l'édifice, le Three-sides pyramid, le veilleur, (Sol-Lewitt) guette le signal qui doit apprendre à la reine Clytemnestre (interprétée par les visages immobiles photographiées par Clegg et Guttman) le retour d'Agamemnon-Beuys au costume de feutre emblématique.
Tout à coup il voit briller la flamme - le Sonnennscheibe -, une matrice de disque en cuivre et plaquée de nickel s'annonçant comme un signal de l'ensemble des « multiples », un dispositif d'éléments disparates réunis comme autant de trophées de guerre, que ne viennent même pas ternir les bandes cruciformes. Celles-ci s'affichent comme des preuves consécutives à un engagement plastique dont le croisement des styles laisse toujours quelque entaille. Comme dans toute tragédie, le sang ne manque pas. En l'occurence celui que déversent les peintures maculées de Hermann Nitsch. Comme des lambeaux de la toge d'Iphigénie dont Artémis la déesse a exigé le sacrifice.
Paolini remplit (presque) parfaitement le rôle d'Artémis avec ses verres brisés, effiIés jusque dans leurs angles tranchants. Il n'hésite pas à entailler par un jeu de projection les murs de l'espace d'exposition afin de faire suinter davantage la texture érodée du tableau de James Brown, définitivement mélancolique par le refus de la couleur. A l'instar des Champs de bataille d'Armando. Ses peintures en coulées de lave refroidie endurent la palette colorée comme le siège de la ville de Troie. Il manque juste le héraut qui annonce la
victoire. On le retrouve sous les traits griffurés de Cy Twombly en scribe consciencieux de l'épopée orestienne. Ses pièces claquent comme des fanions hampés sortis tout droit d'une scène d'Ucello revisitée par un Kurosawa calligraphe en guise de conclusion provisoire à la deuxième version de « Meltem ». Entre celle donnée à Oiron en 1987 et celle prévue à Naples pour 1989.
Si l'exposition, de l'avis de leurs organisateurs, « n 'est pas thématique » malgré son intitulé qui, veut se ressourcer aux origines de l'histoire culturelle de l'Occident par la référence à Eschyle, elle prend parfois des allures de croisade. Avec notamment les oeuvres de Spitzer. Ses travaux font crisser la brosse à la manière d'un choeur antique, lancinant jusqu'au bout du pinceau. Par vagues d'assaut successifs, le geste pictural va à la conquête de la surface de la toile, en piétinant le motif figuratif symboliquement représenté en rouge, comme une cible à mettre hors-cadre. Sous l'oeil attentif d'Alberola. Celui-ci joue les pleureuses a ses Ex-Voto - une série d'images pieuses emphatiques - déplorant la mort de l'art en attendant sa résurrection. Une sacralisation détournée de l'art qui fonctionne dans la manifestation comme la pièce manquante à la trilogie d'Eschyle, le drame satirique Protée.