Mariko Mori


 

"Mariko Mori joue les spationautes"
Technikart, Paris, juillet-août 1996, p.26-27

UNE CREATURE TOUT DROIT SORTIE D'UN MANGA

ART
Entre techno et manga, Mariko Mori s'est téléportée de La Défense à Grenoble le temps d'une photo et d'une exposition. De l'importance du tournevis dans la création contemporaine. Chronique de l'art en train de se faire.

[REPORTAGE]

La jeune artiste japonaise Mariko Mori, m'avait-on laissé entendre, se trouvait en cette fin mai pour quelques jours à Paris. D'après mes sources, je pouvais la rencontrer du côté d'une galerie de la rue Beaubourg versée dans les japonaiseries. Rapide coup de téléphone à Emmanuel Perrotin, le galeriste en question, et nous fixons un rendez-vous. Une traversée de Paris et quatre tours de La Défense plus tard, je le retrouve devant le CNIT. Mariko est bien là, pas encore cyber mais déjà très manga au naturel (treillis rose bonbon, maquillage à la Kimera et sourire contrit) entourée du photographe et de son assistant, d'un cameraman chargé d'immortaliser la scène et d'une habilleuse. Emmanuel fait rapidement les présentations et m'attribue derechef le rôle d'assistant d'une opération dont j'ignore encore les détails: pas assistant photographe ou, encore mieux, assistant de l'habilleuse, mais assistant tout court, bref, homme à tout faire.
Le galeriste s'inquiète d'une caisse bloquée à Roissy. Apparemment, les problèmes de dédouanement liés à la mauvaise foi d'un transporteur font que la précieuse «body capsule» n'est toujours pas là. Dans chacune de ses fresques photographiques, Mariko Mori prend l'apparence d'un personnage fantastique, mutant d'un délire manga et de la culture cyberspace. Ici, allongée dans une capsule transparente et vêtue d'une combinaison en latex lila, elle donnera l'illusion d'avoir atterrie là, comme par enchantement, au milieu d'une foule qui la remarque à peine.
En attendant le réceptacle spatial, je compris que l'appareil bizarroïde du photographe permettrait de réaliser une prise de vue panoramique du parvis de La Défense, décor choisi pour une nouvelle téléportation de la capsule et de son occupante. Cette photo fait partie du projet Beginning of the end que Mariko souhaite mener dans les capitales de la mode: Tokyo, New York, Paris et, bientôt, Moscou.

Venant du monde de la mode. Mariko Mori a déjà, à vingt huit ans, un parcours très international derrière elle (Fondation Cartier à Paris, Galerie Art and Public à Genève, American Fine Arts C° à New York). Peu connue au Japon, qu'elle a quitté depuis huit ans, elle a néanmoins exposé en septembre dernier à la prestigieuse Shiseido Gallery. Mannequin puis styliste, elle était au départ attirée par le milieu de la mode. Mais, peu à peu, sa vision du milieu se fait plus critique et elle se rapproche des arts plastiques pour faire passer un message en demi-teinte.
Après des études à Londres et New York, si elle continue à créer ses propres vêtements, c'est pour les replacer dans le contexte urbain. La mise en scène des photos qu'elle réalise souligne les évolutions futuristes et technoïdes qui attirent les milieux «branchés», tout en les mettant en parallèle avec la solitude qu'elles peuvent générer dans une population urbaine plus large.
«Ça y est, la caisse est là»; Emmanuel Perrotin émerge des entrailles du CNIT et me sort de mes rêveries critiques. Plus une minute à perdre, le photographe a un avion dans deux heures... Mariko enfile son costume de parade. Nous rejoignons sans tarder le livreur au troisième sous-sol. Atmosphère olfactive digne d'une sanisette d'avant-guerre. La caisse fait bien les deux cents kilos annoncés. Problème: une trentaine de vis ferme hermétiquement le couvercle. Dans ces moments tangibles, ô combien l'homme est faible lorsqu'il est démuni d'un outil adapté. Notre seul espoir de réussite se résume désormais à deux minuscules tournevis que nous tend, bon prince, le factotum du Sofitel. Une heure plus tard, direction les ascenseurs avec les trois éléments de la capsule. Après plusieurs contorsions -«Fais gaffe, Olivier, ça va tomber... Ça va tomber, je te dis !»-, arrivée au rez-de-chaussée. Mariko cyber-zen, le cameraman à moitié endormi et l'habilleuse dépitée, sont assis dans un sofa. Plus une trace des photographes. Dehors, l'averse se termine. Une éclaircie illumine notre échec. La peur de manquer son avion conjuguée à l'arrivée soudaine de la pluie a découragé notre Picasso du panoramique. Dépités, nous nous affalons nous aussi sur le canapé...
Le lendemain, la prise de vue se déroule dans les meilleures conditions. Mariko quitte Paris ravie de son bref séjour et le galeriste s'endort paisiblement ce soir-là. Moi, je viens de rencontrer une des seules femmes artistes identifiées à ce jour au sein de la nouvelle génération d'artistes japonais. Et de découvrir les vertus du tournevis chez le critique d'art.

Olivier Reneau