Matt Mullican
"Mullican City"
L'atelier, n°2, 1990
SYNTHESE DES ARTS
MULLICAN CITY
La première ville numérique issue du cerveau d'un artiste,
Matt Mullican, rendue visible par l'un des plus performants ordinateurs californiens,
existe en trois dimensions virtuelles . A côté d'elle, la Grande
Arche ressemble à un dinosaure, et la Défense à un HLM
à pingouins. Visite guidée en avant-première par le plus
grand trafiquant de signes, de symboles et de réalités que le
monde de l'art du XXI e siècle ait pu porter.
Installez-vous devant l'écran, la visite commence. Vue d'en haut, puis
travelling insensé pour retrouver l'artère centrale. Vous êtes
dans la ville de Matt Mullican comme dans un parc d'attraction infernal. De
chaque côté, jardins, blocs, maisons, enfilades de colonnes, usines,
centres de sport, boutiques et soudain, vous entrez dans un appartement cosy-cosy,
avec des meubles, de la moquette. En sortant, n'oubliez pas le centre des affaires,
le Pavillon des Signes, les taudis, le Mur de l'Histoire et le Palais du Gouverneur.
Très vite, la réalité de la ville ne fait aucun doute.
Si elle a été filmée, c'est qu'elle est plus vraie que
nature, qu'il doit faire bon vivre dans cette ville aux coins propres. La même
émotion que l'on ressent devant les personnages en Letraset qui habitent
une cité dans un plan d'architecte. Cette fois-ci, vous n'êtes
ni dans une ville, ni dans un plan, ni dans une maquette, vous voyagez dans
une idée, traduite en 3D par un artiste.
Trafiquant, bluffeur, jongleur: Matt Mullican s'est efforcé depuis toujours
de brouiller les pistes de notre perception du monde postindustriel. C'est le
sens de son art, sa vocation. D'origine californienne, il émigre à
New-York et participe, au milieu des années 70, à la mouvance
post-Warholienne. Il s'attache à traduire, en utilisant les crédos
des minimalistes, l'impossiblité actuelle de l'art à se raccrocher
à une réalité de plus en plus fictive. De la schizophrénie
entretenue du groupe rock «Talking Heads», jusqu'aux expositions
de groupe dans lesquelles le jeu consistait à ne produire aucun signe,
aucun sens, aucune production qui puissent évoquer un message diffusable
par l'émotion, Mullican trafique les dernières pistes avouables
de la perception artistique. On le retrouve plus tard en humaniste (trop californien
pour être vraiment cruel), dans la mouvance médiatique de l'art
du nouveau monde: subtiliser la réalité en provoquant l'effusion
des différents médias, faire bouillir, réduire à
feu doux, et laisser mijoter. Ainsi Mullican n'hésite pas à présenter
un même concept à travers plusieurs médiums : le verre,
le tissu, la sculpture, la peinture. Pour corser le tout, il entame une véritable
croisade de signes qu'il distribue à tout va dans ses oeuvres. Inspirés
des panneaux d'aéroports, ces signes constituent un vocabulaire strictement
personnalisé (il les assemble en famille, les fait évoluer selon
des règles inconnues, les dégénère et les réassemble),
leur rattachant des signifiants volontairement trop signifiés : cosmologie,
Dieu, subjectivisme, éléments, paradis... Un casse-tête
intéressant au plus haut point les critiques qui cherchent à trouver
un sens, puis un non-sens à ces signes convulsifs. Cet embrouillamini
volontaire l'entraîne rapidement vers la consécration. Jusque-là,
Matt Mullican n'est pas dangereux.
Cette euphorie plurimédiatique l'amène à explorer de nouvelles
techniques d'estampage sur papier, et à pratiquer l'hypnose, médium
immatériel, d'abord sous forme de performances déterminées
par la volonté de signifier à tout prix, sans tenir compte des
frontières objet / représentation de l'objet, puis à titre
d'exploration mentale. Là, il se brûle les ailes quelque peu en
réussissant à rencontrer son double, Matt Mullican à l'âge
de 65 ans.
Lors de l'un de ces voyages, Mullican frôle le désastre psychique
en mettant beaucoup plus de temps que prévu pour atterrir.
Retour sur terre, Matt Mullican ne s'en tient pas là. Le «City
Project» naît de quelques esquisses sur papier. Mullican s'attaque
à la ville, sédiment de la concrétion sociale. l crée
sa cité de 6/3 km, avec ses rues, ses quartiers, une vie propre, représentation
d'un urbanisme imaginaire confronté à l'urbanisme sur plan, son
clone dégénéré. Alors que sa ville repose tranquillement
à plat sur le papier, Mullican entre en contact avec des chercheurs informatiques
installés à Hollywood, décidés à faire plancher
les artistes sur leurs méga-machines. Optomystic's Studio, dinosaure
de l'image en 3D, lui fournit le plus beau pinceau qu'un artiste puisse imaginer:
la Connection Machine-2, supercomputer «intelligent». Aux manettes
: Karl Sims (auteur de Particle Dreams, un des plus beaux films de recherche
technologique primé à Imagina 89) et Jerry Weil. Le tout sponsorisé
par Nynex, firme de communication informatique américaine. Résultat:
six disques laser contenant une promenade dans la ville de Mullican qui débouche
sur une exposition phare au MoMA de New-York en octobre 1989. Mullican devient
ainsi un des premiers artistes à asservir un supercomputer jusqu'à
la lie.
Vue d'en haut, sa ville ressemble à un terrain de base-ball. Elle est
constituée de quartiers (zones) délimités géographiquement.
La zone rouge, nommée la «Subjective» (pur esprit), la noire
et blanche, dite «quartier des signes» (dans laquelle le langage
n'existe qu'au stade de signes et de symboles), la jaune, le «Monde cadré»
(un microcosme de la représentation du monde entier), la bleue, le «Monde
non-cadré» (plus proche du monde dans lequel nous vivons, et la
verte surnommée «l'Elément» (nature et matérialisme).
Quand un promeneur fictif se promène dans une zone, la ville entière
prend la couleur de cette zone afin, encore une fois, de supprimer la tentation
géographique au profit de la condition sociale des éléments
de cette cité.
Janvier 1990. Nous rencontrons Mullican à Imagina lors d'une causerie
sur son oeuvre. Seul sur le podium, le bonhomme s'agite, un crayon à
la main et réinvente le monde en troublant les éléments
qui nous le donnent pour réel. Son film ne peut passer dans l'auditorium,
pas encore équipé en lecteurs laser (!). Pendant le salon, Mullican
écoute les autres conférenciers et se penche sur un nouveau média
(ou médium) pour traduire son message. Il s'agit de la téléprésence,
nouvelle technique développée en Californie, qui consiste, grâce
à une combinaison spéciale, à entrer dans l'univers 3D
sans passer par l'écran cathodique. Cette fois, Mullican peut être
vraiment dangereux.
Deux mots sur la téléprésence, dont nous reparlerons d'ici
peu. Développée à la fois par Scott Fischer, chercheur
à la NASA et par VPL, firme privée californienne réunissant
une équipe d'allumés new-age, cette technique consiste à
entrer dans l'univers cathodique directement, sans passer par l'écran,
en s'équipant d'une combinaison munie de lunettes-écrans stéréoscopiques
et de capteurs qui enregistrent les mouvements du corps (1). Le sujet peut intervenir
sur les objets, les formes, et évoluer dans l'environnement 3D qui figure
dans le programme. Une sorte de «Tron» amélioré. Mullican
n'a pas mis longtemps à soupçonner l'importance capitale de ce
nouveau médium dans sa quête. Nous ne connaissons pas encore ses
projets, mais imaginons qu'il puisse évoluer dans sa ville comme un promeneur
réel, visiter son oeuvre comme on visite un musée et regarder,
de l'intérieur, sa création. Cette technologie, encore à
l'état de recherche, risque d'évoluer très rapidement et
déjà, des gants qui permettent de toucher des objets à
l'intérieur de l'écran, sont en vente aux Etats-Unis. Réponse
dans quelques mois, après le voyage de Matt au bercail, dans la vallée
californienne.
En septembre, Mullican exposera au «Magasin» de Grenoble et ce sera
l'occasion de présenter en avant-première européenne le
film du City Project. D'ici là, si vous croisez Mullican dans la rue,
interrogez-vous: est-ce vraiment Mullican? Est-ce vraiment votre ville? Et vous
aurez la clé de son oeuvre à portée de pensée.
(1) A titre d'exemple, citons la conférence de Scott Fischer, du département de recherche en comportements humains de la NASA, venu présenter le système View constitué de deux petits écrans de télévision placés devant ses yeux qui lui permettent de voir en relief, «comme dans la réalité», un espace de synthèse. On pénètre ainsi réellement dans l'image et sa perception en est totalement modifiée. Si la surprise est grande, on ne tarde pas à réaliser les enjeux de cette recherche dans laquelle la NASA ne s'est pas engagée par hasard. L'objectif numéro un est en effet d'équiper la station spatiale américaine pour contrôler visuellement les robots qui évolueront à l'extérieur. Les robots, équipés de deux petites comètes stéréo, répondront aux positions de la tête de l'opérateur qui les surveille dans son casque à écrans. Couplé à un gant spécial muni de senseurs électromagnétiques, on pourra ainsi dans le domaine de la dynamique des fluides visualiser et analyser les turbulences en plaçant la main ou tout autre objet dans l'espace parcouru par le fluide afin d'étudier visuellement son cours. Autre aspect de ces recherches en simulation, l'étonnante démonstration du simulateur chirurgical mis au point par le M.I.T. à Stanford qui permet d'envisager un entraînement aux opérations les plus délicates avec la même précision que si le chirurgien travaillait sur un cobaye. Enfin, autre hypothèse envisageable, l'utilisation par des artistes de ces techniques étonnantes pour sculpter ou dessiner des objets virtuels en trois dimensions, l'un des fantasmes que Pablo Picasso souhaitait ardemment. Mais le coût machine de ces recherches est tellement élevé que l'on peut sans peine, en regardant l'exemple de la pauvreté des images réalisées en Télévision Haute Définition, se dire que les artistes qui auront accès à ces outils fantastiques n'en sont qu'au stade de la prérecherche (Michel Corbou, L'Image Vidéo avril 90)
INTERVIEW
L'Atelier: Votre projet de ville est-il basé sur une étude ou une observation de l'urbanisme ou de l'architecture?
Mullican : j'ai effectivement rassemblé de nombreux ouvrages sur le design et l'architecture. Je ne les utilise pourtant pas comme références pour créer. J'aime particulièrement les projets de ville, industrielle, du début du siècle, comme ceux de Tony Garnier. Une ville, pour moi, n'est plus une ville, c'est un phénomène social, organique.
L'Atelier: avez-vous des relations avec les architectes?
Mullican : à New-York, lors de mon exposition au MoMA, les architectes ne m'ont pas reconnu comme un urbaniste. Et je n'en suis d'ailleurs pas un. Ils sont très dogmatiques sur ce que doit être un architecte. Je ne veux pas construire de villes, je suis un fabricant d'images, un artiste. Quand un artiste représente des villes sur son oeuvre, ça n'en fait pas pour autant un architecte. De la même façon, quand je parle de «Cosmologie» de ma ville, les gens pensent que j'ai un message religieux à faire passer. Ce n'est pas le cas, la religion est un phénomène social, un modèle. C'est amusant de constater que, dans cette société, un phénomène représenté par le film et l'image animée devient réel aux yeux du public. Cela a un rapport avec la nature primordiale des images. Dans mes expos, le public cherche la représentation qui exprime le plus mon City Project. Et ils choisissent la vidéo. Ce qui est faux, la vidéo n'étant intervenue qu'au dernier stade de la création.
L'Atelier: est-ce que le fait d'utiliser un supercomputer a changé votre façon de créer?
Mullican : j'utilise le computer pour le symbole qu'il représente, c'est un outil, rien de plus. Je travaille le verre, le tissu, la pierre, mais je ne suis pas pour autant un artisan. L'utilisation du computer se réfère aux mathématiques, à la relation avec le plus grand nombre. Je suis persuadé que le computer couvre un énorme territoire taut en minimisant les relations entre nous et ce territoire. Comme pour une carte géographique. Si je tiens une carte des Etats-Unis dans la main, tout y est, mais ce ne sont pas les Etats-Unis. Nous acceptons que les images soient réelles, c'est une relation au pouvoir actuel.
L'Atelier: comment les informaticiens vivent le City Project?
Mullican : je me suis retrouvé d'emblée avec l'une des meilleures
équipes. Ils ont besoin d'artistes car ce ne sont pas des créateurs.
Ils créent de nouvelles formes d'appréhension du réel,
ça pourrait effectivement aussi s'appeler de l'art. Les technologies
nécessitent énormément de moyens. C'est assez difficile
de travailler avec des techniciens / artistes. Je préfère plutôt
contacter les services de recherche, comme celui de la NASA.Certains films techniques
que nous avons vus à Imagina sont souvent plus créatifs que ceux
des artistes...
L'Atelier: vous allez essayer la téléprésence. Quand cela arrivera, où irez-vous vous promener en premier, dans votre ville?
Mullican : Dieu! J'irai dans l'artère principale, je visiterai un des appartements et je me balladerai dans les quartiers résidentiels. Mais j'ai déjà participé à des expériences similaires sous hypnose...
L'Atelier: sous hypnose?
Mullican : j'ai beaucoup travaillé avec ce moyen. Je décidai de ne pas changer d'horizon matériel, mais plutôt de changer mon aspect. Je voyageai à travers le temps et je me suis vu à 65 ans pour comprendre ce que je pourrais penser à ce moment. C'était très étrange d'observer cette nouvelle personnalité, comme en schyzophrénie. Cette exploration n'est pas animée d'un ressort mystique. Cela m'est venu de la publicité, qui utilise beaucoup l'hypnose pour ses recherches. C'est une technique d'autosimulation qui est aussi utilisée chez les grands sportifs. Je parle donc des signes, des territoires, c'est mon époque, j'ai 38 ans. C'est très proche des expériences de téléprésence, lorsque vous regardez une table en 3D couplée avec une vraie table. Ce qui me trouble le plus, c'est ce nouveau principe apporté par la téléprésence: peut-on avoir une image, un symbole sans matérialité? Je ne pense pas que ce soit possible. La situation technologique provoque une séparation nette entre l'image, le symbole et le matériel. Cela donne un environnement purement symbolique, sans forme physique.
L'Atelier: dans quel système de pensée intégrez-vous les signes qui sont présents dans votre oeuvre depuis le début?
Mullican: La vitesse de lecture des signes est un phénomène intéressant à observer. Vous ne les lisez pas, vous les reconnaissez. Ils ont à la fois une fonction d'image et de langage. Ce sont en général des signes inspirés des symboles graphiques situés dans les aéroports internationaux. C'est donc une dimension urbaine du signe. J'ai toujours un problème: un signe peut représenter un élément. Dans quelle catégorie puis-je faire entrer ce signe? Celle du du signe ou celle de l'élément? C'est la raison pour laquelle ces signes sont reproduits à l'infini dans le City Project.
L'Atelier: que vendez-vous dans vos expositions?
Mullican : ce que je vends? (rires) Tout est à vendre. Généralement, ce qui marche le plus est l'oeuvre en 2 dimensions, sur toile ou sur papier. Mais j'ai également travaillé sur des oeuvres évolutives, qui changeaient à chaque exposition. Je n'en ai jamais vendu une. Pourquoi les acheteurs d'art cherchent à acheter des monuments? Parce qu'ils sont statiques. Quand je vends du granit, ça fonctionne.
L'Atelier : comment vous définit-on parmi les grands courants d'art américains?
Mullican : aujourd'hui, je suis plutôt considéré comme
un humaniste
uniquement parce que je pense que l'art est social. Je ne pense pas que
l'on puisse reproduire Warhol à l'infini. New-York n'est plus la pomme,
il faut que les artistes voyagent. Ce que je fais continuellement. Paris est
le nouveau centre artistique du monde. J'ai une Grande Arche dans ma
ville, moi aussi.
Enquête de T. de Beaumont.
Matt Mullican exposera en septembre au "Magasin" à Grenoble.
Il est représenté à Paris par la Galerie Ghislaine Hussenot.
T. de Beaumont