Oops

 

«Oops ! Francis Baudevin »
Kunst-Bulletin, Zurich, juin 1998, p. 32-33

Manifestement, posséder la même forme (ou taille), n'est ni nécessaire ni suffisant pour que deux marques appartiennent à la même lettre. Tel <a> peut ressembler beaucoup moins à un autre <a> qu'à un <d> ou à un <o>. De plus, deux marques de tailles identiques peuvent, en raison du contexte, appartenir à des caractères différents. Et de fait, il peut même arriver qu'entre deux marques, celle, qui, prise isolément, a davantage l'air d'un <a> puisse valoir pour un <d> alors que celle qui a davantage l'air d'un <d> vaut pour un <a>.
Nelson Goodman, «Langages de l'art»

L'année dernière, Francis Baudevin publiait un fascicule sur son travail. L'objet tout en couleur étalait en grosses lettres pop son nom de baptême : <Yeah>. Quasi exhaustive, la plaquette n'avait pourtant de catalogue que le nom. Les peintures du peintre fribourgeois s'y pavanaient sur une trentaine de pages sans autre forme de commentaire que leurs intitulés respectifs. Le complément textuel de ce livre d'images paraît donc ces prochains jours. En titre du précieux incunable, l'interjection <oops> vient étrangement rompre l'enthousiasme jovial du premier chapitre. Comme si entre l'image et le texte, le coeur de l'artiste balançait nettement en faveur du premier.
A cela rien d'étonnant. Depuis 1987, Francis Baudevin s'approprie emballages, boîtes, et autres logos inspirés de l'art concret (surtout pharmaceutiques) qu'il agrandit, dépouille de tout texte et reproduit sur la toile. Ces readymades peints exploitent non seulement la zone infra-mince qui fait d'une illustration publicitaire une peinture abstraite, ils commentent également la transformation en symbole promotionnel de notre modernité.
N'empêche, au regard des oeuvres récentes présentées actuellement au Magasin de Grenoble et au Kunsthaus de Zurich, qu'<oops> est ici à prendre dans son sens littéral. D'abord, parce que l'exclamation fait l'objet d'une série de quatre toiles qui réinvestit le concept d'appropriation graphique : les lettres O, O, P, S ont été indifféremment récupérées qui sur une boîte de peinture, qui sur un sachet de bonbec islandais. Ensuite, parce que pour la première fois le peintre paraît succomber à une ultime gageure : l'argument linguistique.
Cette infraction textuelle n'accrédite pourtant aucun revirement littéraire dans l'oeuvre de l'artiste. Face à la nature psychédélique du lettrage, bien malin celui qui pourra deviner l'onomatopée au milieu de cette fantaisie hypnotique. Ainsi sorti de son contexte commercial, le O ressemble autant à un P qu'à une abstraction générique. De la même manière, le wallpainting de l'exposition du Kunsthaus ne fait que vérifier la théorie <symbolique> édictée ci-dessus par le philosophe Nelson Goodman. Les lettres <a> et <d> du logo <adidas> ayant été rendues identiques, le visiteur passe à côté de l'astuce optique et reconstitue inconsciemment la marque du fabricant de pataugas. CQFD.
On ne peut cependant soupçonner Francis Baudevin de s'acoquiner plus avant avec l'Op Art. L'unique oeuvre cinétique qui figure au corpus du peintre fut ainsi exécutée à l'occasion de son exposition à la Salle Crosnier de Genève en novembre 1995. Avant de donner dans une quelconque nostalgie, les cercles concentriques d'une tablette de <Bona Splitter> prouvaient surtout que le chocolat pouvait, lui aussi, faire une bonne peinture; fût-elle optique.
Comme quoi, du tableau qui calme les nerfs (<Valium10>, 1994) à celui qui fait mal aux yeux, l'oeuvre de Francis Baudevin ne saurait vanter aucun produit en particulier, si ce n'est l'abstraction elle-même.

La série <oops> donne son titre au premier volet de l'exposition d'été du Magasin de Grenoble. Aux côtés de Francis Baudevin, les oeuvres de John M. Armleder, Robert Breer, Michael Scott et John Tremblay, montrent comment trois générations d'artistes ont remis en jeu, chacun à leur manière, les principes de la peinture en mouvement.
La seconde partie, intitulée <Art cinétique, stratégie de participation>, fait davantage retour sur la production historique de la peinture optique. Les oeuvres des artistes du mouvement GRAV (Groupe de Recherche d'Art Visuel,) dont Morellet, Rossi, Le Parc et Yavaral furent les membres les plus actifs, y sont exposées.

Emmanuel Grandjean