Sarkis


 

"Sarkis dans la troisième lumière"
Libération, Paris, 8 janvier 1992

 

NIGHT & DAY
Sarkis dans la troisième lumière
Ni tout à fait celle du jour, ni tout à fait celle de la nuit, c'est la lumière qui est à l'oeuvre dans le travail de Sarkis, celle venue des choses mêmes. Mises en «Scènes» au Magasin de Grenoble.

Scènes de nuit-Scènes de Jour: en donnant ce titre ou ce titrage à l'exposition qu'il présente au Magasin à Grenoble, Sarkis le suggère et l'indique d'entrée de jeu: le fond et les coulisses du théâtre qu'il met en scène, même montés sur des tréteaux, même surélevés sur des planches, ne laisseront transparaître qu'un dernier et infini jeu de lumière dont on sera tenté de dire qu'il est celui de la lumière du monde.
Sarkis, né à Istanbul un jour de 1938, vivant et travaillant jour et nuit à Paris depuis 1964, l'explique lumineusement: « Dans mon travail, je me pose aussi cette question: si je suis dans une galerie ou un musée, il y a la lumière naturelle qui change du matin au soir, puis la lumière artificielle qui fige tout. La lumière de l'oeuvre doit-elle être la même que celle du musée pour être rigoureusement respectée? Il y a la lumière du monde et la lumière clinique, mais c'est quoi créer une autre lumière? C'est utiliser la première et la seconde pour composer une troisième... » Cette troisième lumière ne vient donc pas d'ailleurs: elle vient et provient des choses mêmes, des oeuvres faites -et de leurs intervalles, de cette découpe et de ce dessin qu'elles érigent dans l'espace, sans l'occuper outrageusement ni le blesser. Elle se laisse appréhender, comme une mesure qui justifie et rythme l'approche du regard, lui offrant cette possibilité inlassable de fixer les oeuvres directement, de s'en détourner, de cligner, de fermer les yeux, de traverser sans angoisse des zones de clair-obscur, révélant à chaque franchissement de lisière une dimension que l'oeuvre conjugue presque secrètement, sur un registre que le plus scrupuleux des greffiers ne saurait retranscrire sans y perdre la tête.
Soit cette pièce intitulée Scène pour les deux anges qui dansent devant 19380 et 19910: sur une grande scène carrée de bois sont montés parallèlement deux cadres à l'intérieur desquels brillent deux enseignes lumineuses, constituées de néon, signant deux dates, 1938 et 1991. Entre les cadres, pivotent sur place, lentement et doucement, deux figurines, anonymes, pauvres, aussi nues que des anges sans ailes. Seuls, séparés, ces deux anges laissent, avec une discrétion sans âge, passer le temps: ils le font tourner, sans toucher à rien, par leur unique et singulière présence. Ils donnent au temps cette régularité grâce à laquelle l'excès, qui est là, tout proche, ne sera pas mortel.
Cet excès, cette folie du temps, ce « temps sorti hors de ses gonds » comme dirait Shakespeare, est présent dans ce zéro ajouté aux dates inscrites, ce zéro qui rend l'année 1938, année de la naissance de Sarkis, soudainement impensable et inimaginable quand elle se transforme en 19380. Cette scène muette devient alors vertigineuse. Les deux anges marquent dans un lieu qu'un simple zéro ouvre à l'infini un point fixe, d'une extrême humilité, condensant et supportant sur leurs épaules un point de fuite, ou une ligne de fuite proprement illimités. Sarkis réussit là, avec des moyens limités, régis par une élémentaire sobriété, mais pesés, évalués, médités, à faire de cette oeuvre une aire de pure aimantation. Les forces et les choses, les lumières et leurs intensités changeantes se concentrent, sans l'oppresser, autour d'une existence réduite, précaire mais presque immortelle. L'infini est là et les choses le datent: ce geste est le premier geste de l'art.
Pour être vrai, il doit se faire sans emphase. Il doit, à chaque fois, se répéter comme s'il n'avait jamais eu lieu. Et c'est ce qui se donne à voir. comme une évidence silencieuse devant toutes les oeuvres présentées dans cette exposition. Qu'il s'agisse de Scène pour le « rôle de jour et de nuit du peintre en bâtiment» (1980), de Scène pour «ma chambre de la rue Krutenau en satellite» (1980), de Scène pour « elle danse dans l'atelier de Sarkis avec le quatuor n°15 de Dimitri Chostakovitch (1990) et Canapé fin de siècle (1991), etc., chaque fois Sarkis donne l'impression d'avoir réussi à juguler, à rassembler et à redistribuer d'une façon ordonnée mais étrangement libre, des événements inouïs, rêvés, hallucinés ou réels, quotidiens ou extraordinaires, qui auraient dû a priori rester sans lendemain.
Quand sa Chambre de la rue Krutenau ... se détache du sol, lévite et se suspend en l'air, ce qui est miraculeux, c'est moins ce phénomène là que le fait qu'elle reste habitable. Elle a beau donner naissance à son modèle réduit, rougeoyer comme sous l'effet d'un feu intérieur, décoller de la réalité, elle ne s'envole pas si loin que le désir d'y situer notre corps ne demeure pas. La grandeur de Sarkis se place là, dans cette zone paradoxale qui fait qu'au moment où les choses se défont, se démembrent, se disjoignent, elle révèle encore un espace possible pour un corps vivant. D'où, inconsciemment ou pas, cette référence à la danse dont la tâche est toujours d'occuper, discrètement, et de mettre en mouvement un espace en apparence désaffecté.
Dans Elle danse dans l'atelier de Sarkis..., la petite danseuse en terre cuite, insigne et défigurée, ou plutôt sans figure, donc non marquée par les figures dites de danse, reste sur place dans un milieu recouvert par une sourde immobilité. Un coffre à fines dorures, un tapis recouvrant un magnétoscope et un poste de télé éteints, un canapé couvert de lettres lumineuses, dessinent un intérieur ouvert et comme désastré. Tout pourrait y être mort, si, précisément, le corps de terre cuite de la danseuse ne concentrait sur lui tous les éléments d'une vie peut-être passée mais néanmoins active et insistante: épinglés, collés sur elles, un minuscule fusil, un étui à cigares, une cartouche, une diapo, un bout de pellicule, fétichisent, parent son corps nu et démuni mais inlassablement prêt à recueillir sur soi tous les signes matériels d'une vie effective. Autrement dit, chaque objet posé sur son corps, chaque rapport d'espace existant entre les objets disposés là, lui donnent à respirer. Et là où demeure une infime respiration, renaît et se crée une troisième lumière, celle que ne parviennent à annihiler ni le jour le plus brûlant ni la nuit la plus sombre.
Sarkis sait que cette lumière est la mise la plus secrète du mouvement -la mise en mouvement d'une vie qu'aucune bande, fut-elle magnétique, n'aura pu enregistrer, mais que l'art décrypte, vers laquelle il s'avance à l'image de ce Bateau de la rencontre d'Arnold Boecklin et du capitaine Sarkis (1987) qui répète chaque jour cette prouesse, presque inaperçue, de faire l'aller-retour dans le royaume des morts et d'en ramener des traces qui seront visibles et déchiffrables un jour de l'année 19920 ou, 199200...

Daniel DOBBELS

Sarkis, Scènes de nuit-Scènes de jour. Le Magasin. Grenoble, Centre national d'art contemporain Site Bouchayer Viallet. 155 Cours Berriat. 38000 Grenoble. Jusqu'au 23 février 1992.
Le FRAC Auvergne à Brioude exposera à son tour Sarkis du 14 janvier au 29 décembre.