Sarkis
"Sarkis, Scènes de nuit, Scènes de jour"
Art Press, Paris, n° 166, Février 1992, pages 82-83
SARKIS
«Scènes de nuit, scènes de jour»
Cnac Le Magasin
14 décembre 1991-23 février 1992
Dans la «rue» il y a les scènes de jour, dans la «galerie»
les scènes de nuit : douze stations, douze respirations d'un parcours
conçu comme un cheminement à travers le hors temps, histoire à
réitération mais jamais de récidive. Sarkis est l'artiste
qui n'aura jamais de rétrospective, du moins de son vivant. L'oeuvre
poursuit une existence remise sans répit en question par l'artiste: celui-ci
l'emprunte en effet aux institutions qui l'ont acquise ou aux collectionneurs,
non pas pour la toiletter ou renouveler sa garde-robe, mais parce qu'il lui
insuffle à chaque occasion une nouvelle énergie, la remodèle,
la substitue, la fait succéder à elle-même; elle se métamorphose
effectivement à chaque fois et pas seulement parce qu'elle est exposée
dans des lieux différents. L'oeuvre de Sarkis est biographique, les objets
qui l'encombrent jalonnent un vécu qui est réactualisé
avec opiniâtreté. Le passé ne ressemble jamais à
naguère, c'est le présent donné qui refait surface avec
persistance. L'idée d'une exposition perspective est beaucoup plus juste
pour définir le travail accompli au Magasin, les douze oeuvres connues
mais rendues encore mieux connaissables ont été harmonisées
dans une dodécaphonie exemplaire, travail de résonance, de timbre
et de couleur. Les «scènes» ont été bâties
littéralement, l'artiste offrant un podium en bois à chaque fois,
couvert de plâtre pour le «jour», de goudron pour la «nuit»,
blanc diaphane pour une lumière voilée, noir dantesque pour espace
hanté, lieux où l'iconographie est dramatique sans être
destinée au théâtre, ouverts aux quatre vents et qui invitent
le spectateur à en faire le tour et à se positionner. Il est entraîné
par l'effet centripète du mouvement de rotation qu'imprime une mécanique
tournante à une paire d'anges, à la Vierge gitane, au fétiche,
à un haut-parleur et de l'allumage successif des lettres de néon
installées en cercle et qui forment le mot Kriegsschatz et cela
à chacune des étapes du «Jour», sauf la partie centrale
qui sert de fresque-catalogue en reprenant en plan les douze scènes de
l'ensemble. Les planches sont allumées par des projecteurs, fosse d'orchestre
privilégiée par le luminaire comme pour mieux la détacher
du monde théâtral. Car il n'y a pas de coulisses, ni de rideau,
et c'est l'envers du décor qu'offre sans cesse l'artiste sur un plateau.
Il y a le carré à l'horizontale et le rectangle grillagé
à la verticale de la Vierge gitane qui comme un écran
de cinéma fait défiler le générique; précieuses
contributions à l'art de cette moitié de siècle: Opération
organe, Blackout, Le rêve du peintre en bâtiment, Crise, Kriegsschatz,
ces oeuvres sont toutes présentes comme aimantées, une pièce
nourrit l'autre, un détail revient et ne fait que mieux renforcer le
propos. Et puis il y a ces monticules de bandes magnétiques, évidemment
enregistrées, support ferreux des sons plus immatériels que jamais,
ciment qui scelle les briques de la Chambre sourde. Il y a aussi le
zéro le plus futuriste de l'histoire de l'art, une valeur nulle mais
qui fait gagner un temps fou dans Les deux anges qui dansent devant 19380
et 19910. L'artiste est né 530 ans auparavant dans l'avenir de l'année
en cours et en plus les chiffres sont manuscrits. Pour pouvoir les mettre à
jour, il faut vivement lui souhaiter longue vie.
La promenade dans les neuf salles est ponctuée par quelques surprises
significatives comme par exemple la présence sous une vitrine du calepin
qui lui a servi de carnet d'esquisses pour concevoir l'exposition et se confronter
à l'espace typé du Magasin qui met à rude épreuve
tous les créateurs qui s'y exposent. La dimension minuscule du carnet
parle mieux que toute autre chose de l'idée d'échelle et de disposition.
S'il pouvait gérer le tout dans ce qui a l'allure d'un symbole, l'humain
aussi arriverait à perdurer dans la nef sans rien minimiser. Sur l'un
des murs de l'espace clos et nocturne, un tableau marqué d'une croix
de néon aligne sur fond de papier deux petites formes sans histoire,
une verte et une rouge - couleurs fétiches de l'artiste filtrées
jadis par le kilim qui servait pour obstruer les fenêtres en
temps de guerre - qui encadrent une forme semblable qui s'avère être
la croûte d'une plaie. La découverte de ce détail-clé
est tellement saisissant qu'un parcours renouvelé s'impose et, là,
les brasiers de fonte appelés Leidschatz, des anneaux superposés
telles les réserves de souffrance de l'humanité, éclairent
de leur lueur pâle et s'affirment comme des concentrés de chaleur
intouchable. La croûte est pourtant signe que la blessure est en train
de guérir.
Ami Barak
Autres expositions de Sarkis "Vers Brioude", Frac Auvergne, Brioude (11 janvier-29 février). Et Central Museum, Utrecht (10 avril-9 juin 1992).