Sarkis
"Sarkis: tous en scène"
Le Figaro, Paris, 7 janvier 1992
Sarkis: tous en scène
A Grenoble, au Magasin, mise en scène pour une rétrospective.
Place au théâtre! Pour la rétrospective qu'il nous offre
à Grenoble, Sarkis a pris tout l'espace - immense - du Magasin (1). Plongé
dans l'ombre, éclairé d'innombrables spots lumineux verts et rouges,
le bâtiment tout entier est occupé par douze scènes - simples
planches de bois sur des tréteaux - sur lesquelles les objets de l'artiste,
comme des personnages, jouent leur rôle.
On voit une barque inondée de lumière voguer comme en rêve,
une maquette de sa chambre posée sur une main en néon comme une
offrande, une cabane en lévitation, des tapis magiques qui se soulèvent
pour protéger des objets domestiques : ainsi dans son enfance, la nuit,
les tapis quittaient le sol pour venir obturer les fenêtres pendant les
alertes aériennes. C'est toute l'histoire de Sarkis qui est là,
mise en scène.
Cela fait plus de dix ans que Sarkis rôde autour du théâtre,
affinant sa méditation, l'approfondissant, l'amplifiant. Travaillant
avec le cinéaste Robert Kramer, le musicien Barre Philips, empruntant
à Godard, à Kantor, mais surtout creusant en lui-même, Sarkis
va utiliser les bandes de magnétophones chargées de la mémoire
des opéras de Wagner ou de Berg. Il va intervenir dans le fameux «
placard » de Satie à Montmartre, « interpréter »
le musée Constantin Meunier à Bruxelles. Il va aussi, constamment,
s'interroger sur son oeuvre. Son devenir. Celle-ci, en effet, obéit à
un besoin, et même à une hantise, celle du voyage, lié sans
doute à la fatalité de l'exil (Sarkis, français d'origine
arménienne, est né en Turquie). Tous les objets qu'il utilise
dans ses expositions (statue de forgeron, barque, cornemuse, tapis, miroir,
statue de tigre, vieux cigare, mécano, etc.) partent, reviennent quelque
temps après dans l'atelier qui fonctionne comme le laboratoire d'un alchimiste.
Là les objets se retrouvent. Là ils restent en attente et on dirait
qu'ils se parlent, accumulent de l'énergie pour les nouvelles aventures
où va les lancer l'artiste une fois encore aux quatre coins du monde.
Sarkis parle de ses objets comme un metteur en scène de ses comédiens
et nous raconte ce qu'ils font, ce qui leur arrive, comment ils réagissent.
En perpétuelle mutation, ils se transforment, évoluent, s'adaptent
aux situations. Les objets qu'il donne à voir et qu'il installe dans
l'espace des musées, des galeries, sont en fait comme des éléments
d'un canevas théâtral ou musical qu'il réinterprète
à chaque exposition.
L'imagination créatrice
Cette notion d'interprétation est au coeur de la réflexion de
Sarkis depuis la disparition de Broodthaers, de Beuys et de Filliou. Comment
une oeuvre
qui s'élabore et se défait sans cesse, qui se modifie selon l'heure
et le lieu, comment un pareil travail d'installation qui a presque autant à
voir avec le spectacle qu'avec le monde de l'art peut-il survivre à la
disparition de l'artiste? Que deviennent les trouvailles de Beuys, les poétiques
incongruités de Broodthaers ou de Filliou entre les mains de conservateurs
tétanisés par le respect?
Sarkis oppose à ce regard consciencieux l'imagination créatrice.
L'oeuvre est comme une partition qui n'existe que lorsque le musicien, le chef
d'orchestre la recréent.
Pourquoi les interprétations de ces oeuvres d'art là ne serait-elle
pas assumée par des artistes? Suzanne Pagé n'a-t-elle pas demandé
à Remy Zaugg de mettre en scène Giacometti? Sarkis, lui-même,
n'avait-il pas, avant cela, donné l'exemple à Bruxelles avec les
oeuvres de Constantin Meunier et aujourd'hui à Grenoble.
Tout ce qu'on nous montre ici nous l'avons déjà vu à Strasbourg,
à Venise, à la galerie Sonnabend, à l'ARC ou ailleurs,
mais autrement.
Magie de la mise en scène, somptueuse ici, où Sarkis nous donne
une magistrale leçon d'interprétation - sur scène - de
sa propre oeuvre. Ici la virtuosité transcendentale ouvre au grand art.
Et à l'émotion.
Michel NURIDSANY.
Le Magasin : 155, cours Berriat. Grenoble. 76.21.95.84. Jusqu 'au 23 février.