Serge Spitzer


 

Brigitte Rozand et Dominique Baillard
"Bleu défense passive"
Cactus, mars 1987

 

LES STRATÉGIES DE LA CONQUÊTE
Bleu défense passive, l'installation que Serge Spitzer a réalisée dans le Magasin, apparaît comme la marque d'une conquête.
Dès les premiers repérages, Serge S pitzer fut séduit par cet espace exceptionnel aux proportions de lieu sacré que Jacques Guillot lui donnait à investir. L'histoire même de la Halle Bouchayer Viallet croisait sa propre mémoire: la réimplantation à Grenoble du bâtiment construit par les Ateliers Eiffel à Paris, ne pouvait qu'interpeller cet artiste qui va, vit et travaille de territoire en territoire. Serge Spitzer dit lui-même avoir beaucoup en commun avec ce lieu; tout particulièrement avec la couche de peinture bleue sur les fenêtres. Cette « pellicule de temps et de couleur » servait à camoufler durant la guerre la fabrique d'armes qui s'y abritait. Il en a tiré le titre de son installation: « Bleu défense passive ».
Cette oeuvre à l'échelle du lieu est la résultante d'une stratégie rigoureuse et d'une précision méticuleuse où le hasard (celui des rencontres-chocs et des opportunités) a sa place, la gratuité jamais.
Car, au-delà de toute appréhension sensible, Serge Spitzer opte pour une attitude de « distanciation critique » nécessaire à la conquête du territoire; le lieu devient alors une matière à transformer, un matériau à sculpter.
Chaque élément de l'installation est un substitut esquissé, travesti, de certaines parties repérables dans le bâtiment. Les plaques de tôles encastrées dans le sol ou en élévation, portées par des piliers de béton, rappellent les matériaux de l'ossature métallique de la Halle ou de ses grandes portes. La couleur bleue sur l'une de leurs faces, renvoie à la peinture déjà évoquée, à la peinture des portes, mais tout aussi bien, (Serge Spitzer nous l'a dit) à celle des conduits techniques dans la partie administrative. Caricatures grossies et déformées des carreaux des grands vitraux bleus? Ces plaques d'acier entremêlées sont enchassées entre de « lignes » de métal, rails cintrés ou droits dessous, et une lourde circonférence posée au-dessus; passée autour de la colonne centrale, celle-ci enchaîne littéralement la construction simulacre du bâtiment qu'elle occupe. Les piliers qui portent cet assemblage métallique, semblent interpeller les colonnes de la Halle. Un seul est disposé dans le sens de la longueur de la salle. Un autre est placé sur un rectangle de moquette grise simplement posée à l'envers sur le sol; ce « tapis » seule matière molle et sophistiquée relève plus la fonction nouvelle de la Halle que son passé d'usine. Tout comme ces anneaux, « fausses copies » des poignées de porte, que l'artiste a fixés de part et d'autre de la cloison de la salle où son installation se prolonge en exposition.
Toutes les pistes sont possibles dans cet espace physique et mental en forme de labyrinthe où les fils que l'on tire ne sont que des fragments. Les points de repère de cette trame topographique complexe sont en grande partie cachés, inversés ou renversés à l'instar de ces quelques lettres extraites de l'un des mots du titre, inscrites à côté des portes coulissantes: PASS .... PASS
La plaque bleue encastrée dans le sol n'est-elle pas, elle aussi, la porte scellée d'un territoire clandestin? La construction précaire qui interpelle massivement l'espace de la Halle en son centre nodal, autel fragile ou abri-piège, est aussi la caricature d'un espace bâti renversé. Le soutien devient le soutenu. On ressent le danger dans cet espace où les équilibres sont au bord de la rupture.
La tension est exacerbée par la multiplicité des ruses, des stratagèmes et la corn pléxité de l'expérience physique. Les territoires de Serge Spitzer sont des abris piégés, passages obligés ou « conduites forcées » (Premières productions industrielles fabriquées par la Halle Bouchayer-Viallet) vers une dynamique psychique ni bleue, ni défensive, ni apaisante...

Brigitte Rozand

LA GUERRE AU MAGASIN OU LE SON DE L'OEUVRE
Grenoble - A l'heure fixée nous arrivons au Magasin: un véritable champ de bataille. Atmosphère lourde, survoltée, Grrr... Sbang... Gzzz... Sbling... Des ouvriers s'activent dans ùn tumulte infernal, celui de la grue. Ils communiquent par gestes codés. La grue maintient en suspension un arc de ferraille menaçant. On cherche à le maîtriser dans une position stable. Alerte! L'arc a riposté de tout son poids, il s'est dégagé de l'étreinte du bras mécanique et il ricane avec fracas. Le directeur accourt, prêt à sortir le brancard. Ouf! pas de blessé. Sur les murs d'enceinte, des vidéastes ne perdent pas un instant. Ils filment en silence. Là, dans son territoire, Serge Spitzer veille à tous les points stratégiques, commande et ajuste chaque manoeuvre. Ce chef, seul maître à bord, joue avec sérieux, dans un bâtiment à sa dimension. Tension, bouillonnement, effervescence. La tôle hurle, la machine rugit. Déferlement sonore. L'arc plie enfin, se couche sur la surface métallique. C'est au passage le plus étroit de la « Rue » que l'artiste a campé « Bleu Défense Passive », un oeil toujours rivé au hublot du Magasin, une ouverture hermétique.
Profitant d'une brève accalmie et à l'écart des mastodontes, Serge Spitzer nous parle de cette installation, abri, piège, jeu. Mais, d'entrée il refuse d'aborder la question de son itinéraire, ses réalisations antérieures: ceci ne pourrait être mis en relation avec cela. Voici tout de même quelques éléments glanés dans des documents: Juif de Roumanie il quitte son pays à l'âge de 21 ans pour Israël, terre d'accueil et aussi terre d'hostilité. Aujourd'hui, il a choisi aussi de vivre à New York et Berlin. Pour lui, vivre et travailler comme un artiste est une « stratégie de survie ». On pénètre alors dans la forteresse qu'il veut bien nous ouvrir. Dans le français des polyglottes, et à grand renfort de gestes, il jette les jalons de Bleu Défense Passive » et immédiatement les écarte et les redispose. Bing... Tschhh. Vzzz..., « je regarde le lieu d'abord » cris, vrombissements, portes qui claquent « tout est construit sur un tapis » les éléments se déchaînent à nouveau; le discours est brisé. « Venez voir ». Nous retournons alors dans la sphère agitée.
A quelques mètres, l'installation s'impose enveloppée, cette fois, dans une chape de silence et de froid. S.Spitzer, prolixe, nous délivre des lectures de son oeuvre, dévoile les dessins précis comme des cartes d'état-major, qui l'ont préfigurée. Puis fermé, intraitable, il repousse durement un photographe et refuse catégoriquement qu'on le fixe sur pellicule. Serge Spitzer veut maîtriser tout, y compris son image. Plus tard, il rejoint l'équipe envoyéee par la S.D.E.M.: 4 ouvriers étonnés qui ont mis tout leur savoir-faire dans la réalisation. Insatiable, l'artiste leur parle de ses prochains projets; rapidement, il monte une construction à l'aide de quelques tasses, les renverse, les interroge. Il parle, parle, nous abandonne exténuées, la tête bourdonnante, pour repartir dans la bataille.


BLEU DÉFENSE PASSIVE
- 100 tonnes de ferraille et de béton.
- 32 mètres de rail,
- 2,4 mètres pour la hauteur,
- 9 tôles et 8 poteaux,
- Une mise en place étalée sur 38 jours.
Des industries au service de l'Art:
- Une société marseillaise fournit le châssis.
- L'IDBAT, Industrie Drômoise du Bâtiment, située à Saint-JeanenRoyans, coule les poteaux de béton à un tarif préférentiel.
- La SEM, Société d'Etude et de Montage, anciennement installée dans les locaux du Magasin, participe le plus largement puisqu'elle prête la tôle pendant la durée de l'exposition et surtout, elle met à la disposition de S. Spitzer le matériel de manutention (des camions et une grue) conduit avec diligence par une équipe de 4 ouvriers.
Prix de revient? Certainement allégé par le sponsoring, il n'en reste pas moins inconnu!

Dominique Baillard