Lawrence Weiner
Catherine Grout
"Lawrence Weiner The realization that what a work of
art is, is more important than how a work of art is (I)"
Arte Factum, Antwerpen, Belgique, juin/juillet/août
1989
p.18-19
1968: Lawrence Weiner pose les principes de son travail, sa déclaration
d'intention: I. The artist may construct the work. 2. The work may be fabricated.
3. The work needs not to be built. Each being equal and consistent with the
intent of the artist the decision as to condition rests with the receiver upon
the occasion of the receivership (2). Ses oeuvres comprennent à la
fois (3) ces principes qui peuvent être placés dans le lieu de
l'exposition (4) et l'écrit (sur les murs ou ailleurs) qui se donne
comme une proposition indicative pour la réalisation de la pièce.
Cet écrit est formulé sur le mode impersonnel, non démonstratif,
presque sans qualificatif, ce n'est pas, non plus, une phrase avec un nom,
un verbe et un complément.
L'utilisation du langage est dans la logique d'une époque, celle de
la fin des années 60, qui recherche l'objectivité et l'indépendance
de l'oeuvre vis-à-vis de sa présentation. Par ses principes -
et surtout la dernière partie - Lawrence Weiner provoque autre chose.
Il donne comme égaux la pièce écrite et sa réalisation.
C'est l'indifférence au procédé, mais pas au processus;
il affirme comme déterminant l'acte créateur, acte qui est reconduit
par le récepteur, sans passer par la fétichisation de l'objet.
L'apparence ne fait pas l'oeuvre, pas plus le contexte avec ses nombreux facteurs
de modifications. Le langage a quitté le simple domaine de la description
ou du projet avant réalisation. Ni certificat, ni équivalent
poétique, il est devenu l'oeuvre. Pour cela, le langage contient ce
que j'appellerai du 'blanc'. Le blanc c'est ce qui n'est pas à 100%
défini, ce qui est inconnu; c'est ce qui fait jouer l'esprit de découverte
ou de conquête. C'est, bien sûr, là exactement, où opèrent
le désir, la projection de celui qui regarde. Où est le blanc:
dans l'emplacement du langage: en dehors du contexte habituel, dans le léger
décalage entre l'anglais et sa traduction qui donne un mystère
aux mots (5), il est aussi dans la capacité presqu'immédiate
de 'voir' en pensée l'apparition d'une image (d'un objet, d'une action)
liée aux choses désignées par les mots. Cette manifestation
rapide et évolutive est la première participation subjective
du spectateur. Une détermination précise bloquerait le pouvoir
de l'imagination. Il ne s'agit pas de donner un extrait par le langage, mais
d'être suffisamment là pour produire tant d'événements.
Il n'y a pas d'économie.
L'apparence de l'inscription n'est pas systématique. Après le
noir, le pochoir, l'adhésif, la typo 'anonyme', arrivent le crayon,
la couleur, des signes ayant un rythme formel (6), les parenthèses (etc.).
C'est un ajout de séduction qui n'est pas un signe de défaite,
de renoncement dans l'effacement de l'artiste, c'est une fantaisie. Elle enlève
encore de la définition aux mots. Lorsque ceux-ci sont tracés à la
main (7), l'ambiguïté s'installe sur la possible introduction de
la signature, et d'une préférence au langage. Or, cette forme
est éphémère: elle ne dure que le temps de l'exposition.
L'écriture à la main, un peu irrégulière, provoque
un détachement humoristique vis-à-vis de l'art conceptuel. Ce
n'est pas l'endroit où la pièce est écrite, faite, qui
est un lieu, ou qui fait le lieu. Il est indifférent. C'est l'oeuvre
qui fait le lieu. Lawrence Weiner, en laissant une totale liberté pour
la matérialisation de l'oeuvre, transmet au récepteur l'action
de permettre que l'oeuvre ait lieu une deuxième fois. A chaque fois
on retrouve la revendication de la primauté du choix subjectif dans
l'acte. C'est l'acte et l'oeuvre qui font le lieu: l'inscription localisée
d'une énergie en transformation. Sa dernière exposition à Paris
est a réalisation, comme il le dit, de 'tatouages'. Cette assertion
dit bien que les mots inscrits directement (au pochoir) sur les murs sont des
signes pour qu'il y ait un lieu. Les mots prennent corps. Ils sont aussi tatouages,
car la phrase en anglais n'impose pas à sa traduction (entre parenthèse
et en-dessous) un emplacement symétrique: comme un mouvement de la peau
produit un 'bougé' de la surface tatouée (8). II y a un troisième
tatouage: la phrase est choisie toute faite, c'est une métaphore du
langage courant, une 'image'. Or, sa traduction est rarement littérale,
nous assistons au déplacement de l'image. Est-ce pour autant privilégier
le langage? ainsi qu'une inscription séduisante (formes et couleurs
sur un mur blanc)? C'est jouer encore sur les facultés imaginatives à partir
des mots. Celles-ci sont plus en constatation qu'opérationnelles, plus
pour elles-mêmes et pourtant suggestives (ex. Gently filled (peu à peu)).
Nous retrouvons les mêmes éléments utilisés par
Lawrence Weiner, ils ont seulement changé de 'forme'. Le langage a l'air
d'être simplement une image et un problème de traduction; alors
qu'il est plus vague et plus ouvert. La réalisation et la construction
sont encore plus indéterminées (mais ce n'est pas la première
fois). Cet accroissement de liberté peut être refusé (il
effraie par son ampleur apparente) au profit de la seule considération
de l'énoncé; et ceci jusqu'à l'oubli des principes. C'est
a mise en évidence que les énoncés sont suffisants. Ils
sont déjà sculptures. Car ils sont là. Il ont lieu.
(I) Lawrence WEINER, entretien avec Suzanne Pagé, in Sculpture, Arc,
Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 1985
(2) I. L'artiste peut réaliser la pièce. 2. La pièce
peut être fabriquée. 3. La pièce peut ne pas être
construite. Chacune de ces possibilités étant égale et
en accord avec l'intention de l'artiste, le choix d'une condition relève
du récepteur à l'occasion de la réception. Parution à l'automne
1968 dans Art News. Si ces possibilités sont égales,
elles appartiennent pourtant à trois registres différents, suivant
l'emploi des verbes en anglais: construct, fabricated, built.
(3) L'oeuvre ne fonctionne pas sans son exégèse, celle-ci dans
le cas présent devient d'une certaine manière une partie de l'oeuvre
qui permet à l'utilisation du langage d'être un objet.
(4) Par exemple au Magasin, Centre national d'art contemporain, Grenoble,
décembre 1988-février 1989.
(5) A translation from one language to another, (catalogue no 071,
collection publique, Courtesy Art & Project, Amsterdam, 1969) qui est placé aujourd'hui
au fronton de la Maison des Artistes à Amsterdam.
(6) Par exemple au Consortium, Dijon, (avril-mai 1989), à l'ArcParis
(juinseptembre 1985)
(7) Exposition au Consortium, Dijon, (1985), Galerie Daniel Templon,
Paris (1987)
(8) Le tatouage dit clairement aussi sa différence avec la propension
actuelle de faire des logotypes comme s'il s'agissait d'art!
Lawrence WEINER (° New York Bronx, 1940). Vit et travaille à New
York et à Amsterdam.
Catherine GROUT (° Paris, l960) est historienne et critique d'art. Elle
vit à Paris.