Lawrence Weiner
Propos recueillis par Jean-Marc Poinsot
"Entretien avec Lawrence Weiner « Je n'ai pas
de conversation avec le ciel »"
Beaux Arts Magazine, Paris, février 1989
p.32-36
Lawrence Weiner fut à la fin des années soixante un des premiers
protagonistes de l'art conceptuel. Depuis 1967-1968, ses oeuvres ont pris le
plus souvent la seule forme de propositions inscrites dans les catalogues ou
sur les murs des lieux d'exposition. Il considère en effet leur réalisation
comme indifférente et relevant de la seule responsabilité des
collectionneurs. Une rétrospective au Stedelijk Museum d'Amsterdam en
novembre et décembre derniers et la conception d'une oeuvre nouvelle
pour la « rue » du Magasin à Grenoble sont l'occasion pour
l'artiste de s'expliquer sur les relations particulières qu'entretiennent
dans son oeuvre les matériaux, le langage et les situations d'exposition.
La particularité de votre travail depuis 196768 tient-elle à l'usage
du langage ou au fait qu'il soit indifférent de fabriquer les oeuvres
?
Ah! La question du langage. C'est toujours une question ! Je préfère
quand le travail reste uniquement dans la langue, sous la forme d'une notation
avec les mots. Lorsque je présente une oeuvre avec des mots, cela comprend
les associations propres à la langue, les doubles sens, et l'indication
des matériaux. Le travail, la pièce, c'est seulement la langue,
les mots, plus tous les matériaux auxquels il est fait référence.
Mon travail n'est pas idéel, il existe une possibilité de construction
pour toutes mes pièces, mais elle n'est pas nécessaire. Chacune
des possibilités a la même valeur, mais je préfère
la langue, c'est une question politique, pas une question esthétique.
Il n'est pas possible qu'une pierre à Hambourg, une pierre à Amsterdam,
une pierre à New York, une pierre à Tokyo soient identiques,
c'est chaque fois une autre chose, mais ces pierres sont les pierres des autres,
je préfère quand l'oeuvre est seulement dans la langue.
Est-ce une réponse?
Oui, bien sûr, mais peut-on citer une oeuvre qui montrerait
que la pièce est plus intéressante dans la langue que dans
sa réalisation ?
J'accepte la question, mais ce n'est pas vrai. Ce qui m'intéresse quand
je fais une pièce, c'est de trouver un matériau et de travailler
avec lui. Mon travail est vraiment matérialiste, comme celui de la sculpture
historique. C'est la raison pour laquelle je suis un artiste d'atelier. Ensuite,
je fais une traduction du matériau dans la langue. L'objet me fascine,
j'aime l'idée de le prendre, l'idée de faire l'art. Mais le matériau
seul, sans la langue, perd son sens. Tout travail d'un artiste a un titre.
Le titre c'est mon travail.
Ainsi l'idée d'une pièce ne s'élabore pas sans
travail préalable avec le matériau ?
Ça ne marche pas autrement, sans la matérialité, il ne m'est
pas possible de faire la traduction, c'est dommage.
Est-ce vraiment dommage ?
Oui, c'est dommage, car c'est beaucoup de travail. Il faut que je cherche
un matériau, que je fasse la construction, et après encore, la
traduction. J'ai essayé de faire directement la traduction, mais ça
ne marche pas. Ce n'est pas une question de poésie, ni une question
d'émotion. J'ai besoin de la vérité du matérialisme
pour faire ensuite la traduction. Je ne fabrique pas de documentation, il n'est
pas nécessaire que les autres sachent que j'ai fait des essais avec
les matériaux, mais c'est pour moi que c'est nécessaire.
Est-ce une des raisons pour lesquelles toutes les formulations des
pièces se présentent au passé ?
Oui, toujours. Les énoncés ne sont pas des indications, ni des
instructions pour fabriquer une pièce. Je n'ai pas le droit de faire ça.
Je suis un artiste, un artiste fait une présentation comme un fait accompli.
Il se peut que la société n'accepte pas ce fait accompli, que
la société n'ait pas d'utilisation pour cette pièce, mais
il ne m'est pas possible de dire : « faites une ligne à gauche,
une à droite, etc. »; ce n'est pas mon rôle. Le rôle
d'un artiste, c'est la présentation.
Est-ce cette notion « fait accompli » qui la rend matérialisation
ultérieure moins nécessaire ?
La matérialisation n'est pas nécessaire pour la présentation.
Les matériaux que j'utilise, auxquels je fais référence,
sont des matériaux normaux que les gens connaissent. La pierre, le papier,
l'eau, le mercure, les métaux ne sont pas des matériaux exotiques,
les gens peuvent les rencontrer au cours d'une journée normale. Il se
peut que tel matériau qui me semble très banal, très général,
n'existe pas dans telle petite ville, ici ou dans un autre pays, mais c'est
une erreur de ma part.
Votre manière de présenter votre travail a évolué depuis
1967-1968.
Je désire avoir le contrôle de la présentation dans l'exposition,
je désire aussi trouver chaque fois un moyen de présentation
en accord avec mes idées politiques du moment. Je suis depuis 1959 un
socialiste américain, c'est très différent d'un socialiste
européen, mais j'ai une idée de la moralité, j'ai une
idée de la présentation de l'art et je cherche un moyen nouveau
de présentation chaque fois. Ce moyen de présentation relève
de la mode, même s'il est aussi une expression de la politique. Dans
le même temps la présentation serait un jeu, un peu comme les
graffiti. Mais la présentation n'est pas la pièce, n'est pas
le travail. Je ne vends pas une pièce avec son installation. Je peux
vendre tous les dessins que j'ai fait lors de la préparation d'une installation,
je les vends comme des dessins, mais ce ne sont que les dessins pour la présentation
de tel travail et non pas la pièce elle-même. Quand un collectionneur,
un musée achètent une pièce ou présentent une pièce
et demandent une suggestion, j'écris toujours sur le dessin qu'il s'agit
d'une suggestion approximative pour l'installation d'un travail de Lawrence
Weiner... C'est très important pour moi.
Faites-vous toujours des suggestions de présentation ou laissez-vous
parfois la liberté à la galerie ou au musée ?
Quand la situation exige de moi une suggestion comme pour la présentation
de mon exposition au Stedelijk Museum, oui, mais d'autres fois, il arrive qu'on
ne me demande rien et c'est ce qu'a fait Ghislain Mollet-Vieville. Il a réalisé une
présentation d'une de mes pièces sans concertation avec moi.
Je n'avais pas eu l'idée d'un magasin de surgelés pour réaliser « in
and out and in and out », mais pourquoi pas, c'est une possibilité pour
Ghislain d'exister. Je ne suis peut-être pas très enthousiaste,
mais c'est une interprétation, et je l'accepte. Ce n'est pas l'idée
de laisser faire, c'est l'idée de la frontière de la responsabilité de
l'artiste.
Vous vous présentez comme un sculpteur, mais en même
temps vous accordez beaucoup d'importance à la couleur ?
Oui, la couleur est une qualité de tous les matériaux. Par exemple
la première fois que j'ai fait quelque chose en bronze la conversation
avec le fondeur n'a pas porté sur la question de la fonte du bronze,
mais sur la patine, et la patine c'est complètement artificiel. Chaque
pièce de bronze demande une décision quant à la couleur,
c'est incroyable. Tout matériau a une couleur, le plomb, le bois. Depuis
la période de ma vie où j'ai fait beaucoup de peinture, j'ai
gardé l'idée de la couleur comme matériau. Rouge, c'est
un matériau, il n'est pas possible d'avoir du rouge sans cadmium.
Au début des années 1970 vous vous êtes manifesté avec
d'autres artistes que l'on a qualifiés d'artistes conceptuels, mais
vous avez pris depuis votre distance par rapport à ce terme.
Je dis que je suis un sculpteur, parce que je travaille avec les matériaux
du sculpteur. Le terme n'est peut-être pas exact, mais je n'en ai pas
d'autre à proposer. Je ne désire pas une connotation conceptualiste.
C'est un compromis pour moi, j'accepte ce terme de sculpture, car j'ai acquis
beaucoup de connaissances parle travail des autres sculpteurs.
Vos oeuvres sont souvent des prises de position sur la culture contemporaine,
lorsque vous faites une exposition, vos pièces parlent de la situation
de l'exposition.
Non, j'ai une réponse pour vous, mais elle est peut être plus
générale. Mon objet lorsque je fais une pièce consiste à faire
une chose très matérialiste, sans idée de métaphore,
car dans la société, elle fonctionnera toujours comme une métaphore.
Ceci tient à l'utilisation que la société a de l'art.
Je suis un homme impliqué dans ma culture, je lis la philosophie des
autres, je ne suis peut-être pas d'accord, mais je lis, j'écoute
la musique qui se fait, je suis la situation politique, et aussi la politique
professionnelle dans les musées etc., mais je suis américain,
je n'accepte pas le musée comme une métaphore pour la structure
de la culture. C'est un musée, c'est une fabrique, un lieu de travail,
c'est un bordel en vérité, mais j'accepte ça. Je ne fais
pas un travail seulement sur la situation, mais je tente un dialogue avec la
présentation.
L'objet de certaines de vos pièces en situation de présentation
semble constituer un commentaire des circonstances dans lesquelles habituellement
on montre une oeuvre d'art, un commentaire du contexte.
Non, je ne commente pas le contexte, je commente seulement les conditions du
matériau. Le contexte détermine les conditions du matériau,
mais je ne commente pas le contexte. Le contexte, c'est le problème
de Duchamp, il en parle brillamment, mais pour moi ça n'a pas d'intérêt.
Quand je commente les conditions d'un matériau le contexte est induit.
Je préfère travailler avec les seuls matériaux. L'idée
de la recherche, c'est l'effet du contexte sur le matériau.
Pouvez-vous expliciter cela avec l'exemple de votre exposition au
Magasin ?
J'ai travaillé à l'idée d'une exposition au Magasin depuis
sa création à la demande de Jacques Guillot. En me promenant
dans le Magasin, j'ai pu voir qu'Eiffel avait conçu sa construction
comme un mécano de béton, de fer et de verre. J'ai pensé alors
introduire dans le mécano d'Eiffel des matériaux régionaux
comme la craie, la pierre et la sciure. Je ne pouvais pas faire un travail
de présentation de ces matériaux sans relation avec l'espace.
Prenant l'espace du Magasin comme un plan, comme la terre, comme une table,
j'ai eu l'idée des galets, des galets pour la terre ou pour la table.
Shingle en anglais a le double sens de galet et de bardeau.
C'est un terme qui désigne à la fois un matériau
naturel et un matériau de construction.
J'accepte le double sens. Avec ces matériaux, j'ai fait une sculpture
dans la construction d'Eiffel.
Et les couleurs de l'inscription ?
Ce sont celles du Dauphiné, le rouge, le jaune et le bleu.
Pourquoi ce choix ?
C'est arbitraire, je change les couleurs et la présentation pour que
l'on ne confonde pas le mode de présentation avec le contenu, le contexte
avec le contenu.
Vous accordez cependant une grande importance à la présentation
publique.
Oui pour moi la raison d'être de la production de l'art se trouve dans
la présentation publique. Sans cette possibilité, je ne ferais
pas d'art. L'art est une interaction, une présentation de ma recherche
sur toutes les questions de la relation des hommes, des objets et des matériaux
sur le monde. Sans un public il n'y a pas de raison de faire le travail. Je
ne fais des traductions dans la langue, je ne fais des présentations
que pour un public, même si ce public n'est composé que de deux
artistes. Sans le public, il n'y a pas de raison à l'existence de l'art,
l'art n'est pas mystique pour moi et je n'ai pas de conversation avec le ciel.