18/20 - La fin du XVIIIe siècle et aujourd'hui
"Dans l'ombre des lumières"
Les Affiches , Grenoble, 10 septembre 2004, p. 124, 125
Le siècle des Lumières a inventé notre temps: c'est du
moins l'hypothèse explorée par l'équipe du Magasin, laquelle
occupe actuellement l'ancien musée bibliothèque de la place de
Verdun, pour une exposition consacrée aux rapports entre l'art de la
fin du XVIIIe siècle et celui de la fin du XXe. La création contemporaine
en ressort plus abordable aux yeux du profane... et aussi plus encline à
la modestie.
Dans la grande galerie de l'ancienne bibliothèque, nef à
la vastitude intimidante et à l'ornementation à ce point chargée
qu'elle monopolise toute l'attention, les gens du Magasin ont eu la
bonne idée d'installer quatre cellules rondes à la blancheur immaculée,
modules matérialisant la projection au sol des quatre verrières
du plafond. Par leur sobriété monacale, ces alvéoles circulaires
parviennent à imposer leur présence, dans un environnement architectural
au style pourtant saturé; du coup, elles se révèlent propres
à générer des ambiances spécifiques, tandis que
la lumière exactement verticale tombant des oculus du plafond procure
un éclairage zénithal du meilleur effet. Au sein de ces cellules
refermées sur elles-mêmes, Yves AUPETITALLOT et son équipe
ont marié des oeuvres d'art et objets décoratifs du XVIIIe siècle
avec des productions de la création contemporaine, pour une exposition-dossier
qui ne manque pas de pertinence.
Le directeur du Magasin tient effectivement pour assuré que l'identité
de Grenoble (expérimentation sociale, innovation technologique,
inventivité culturelle et surtout esprit frondeur) provient pour beaucoup
des événements qui s'y déroulèrent dans les ultimes
décennies du XVIIIe siècle - Journée des Tuiles, États
généraux du Dauphiné - et des hommes d'exception qui l'habitèrent
dans ces années: STENDHAL, CHAMPOLLION ou encore les ébénistes
HACHE. L'exposition 18/20 vient mettre en lumière ce qui changea
les mentalités en profondeur dans ce temps-là et en quoi nous
sommes redevables encore de cette période, dans nos façons de
penser le monde et de faire preuve de goût. Contraint par la force des
choses (les travaux de rénovation de la halle Bouchayer) à quitter
provisoirement ses locaux du cours Berriat, le Magasin investit donc pour presque
deux mois l'ancien musée-bibliothèque de la place de Verdun, édifice
nettement postérieur à la période considérée
par cette exposition (il date de 1872), mais tout à fait emblématique
de la dynamique engendrée par l'époque révolutionnaire
- rappelons que la bibliothèque de Grenoble fut fondée en 1772.
Puisant dans les collections grenobloises (musée des Beaux-Arts et bibliothèque municipale) ainsi qu'iséroises (Musée dauphinois), cette « exposition maquette » - comme la nomme Yves AUPETITALLOT, afin de signifier qu'elle est loin d'épuiser le sujet - tourne autour de cinq thèmes qui continuent de façonner nos jugements artistiques: le temps, l'espace, l'exotisme, l'intimité et le portrait. Ainsi, des gravures du XVIIIe siècle représentant des vues documentaires topographiques de villes (perspectives vertigineuses de bâtisses et d'arcades) se trouvent-elles confrontées à une peinture néo-géo de Peter HALLEY (né en 1953 à New York), composition géométrique abstraite s'inspirant de la structure orthogonale de l'urbanisme et de l'architecture d'aujourd'hui. Ou bien des carreaux de faïence de l'atelier grenoblois de Très-Cloîtres, ornés de chinoiseries, font-ils face à un vidéogramme de Henk VISCH (né en 1950 aux Pays-Bas), long travelling évoquant l'exotisme de pacotille des restaurants chinois occidentaux. De même, dans la galerie des portraits (aménagée pour l'occasion au sein de la salle dite « Matisse » de l'ancien musée-bibliothèque), une huile sur toile de Jean-Baptiste GREUZE (1725-1805) jouxte-t-elle soixante portraits photographiques de Thomas RUFF (né en 1958 en Allemagne), impressionnante série construite autour de règles formelles immuables: même format modeste, même frontalité, même éclairage froid.
Encore qu'elle se refuse (à juste raison) à tout parallélisme
trop artificiellement étroit entre hier et aujourd'hui, l'exposition
montre cependant la filiation en quelque sorte mentale de l'art de notre temps
avec celui d'il y a deux siècles, mais n'occulte pas, toutefois, l'écart
tout aussi évident qui les sépare. Il est indéniable que
les allusions s'avèrent parfois frappantes, voire délibérées,
à l'image des travaux de l'artiste noire américaine Renée
GREEN (née en 1959), présentés au musée Stendhal,
en une sorte d'extension à l'exposition: mobilier tapissé en fausse
toile de Jouy (référence décorative absolue de la seconde
moitié du XVIIIe siècle, puisqu'elle fut fabriquée à
partir de 1770), décorée de motifs évidemment apocryphes
évoquant la traite des Noirs. Accompagnées de cartels explicatifs
très détaillés, ces oeuvres des XVIIIe et XXe siècles
prouvent s'il en était besoin que l'art contemporain ne procède
évidemment pas du néant, et que les créateurs du présent
sont nécessairement les héritiers du ceux du passé. Ajoutons
un dernier mérite à cette exposition: celui d'effleurer, même
fugitivement, des aspects méconnus de notre patrimoine local. On en voudra
pour preuve cette paire de fauteuils de Pierre ACHARD, ébéniste
contemporain (et concurrent) de la dynastie HACHE; ou encore ce vase balustre
en faïence de Delft qui provient des collections du Musée de Grenoble,
nous rappelant opportunément que les réserves de cet établissement
regorgent décidément de petites merveilles que l'on n'a guère
l'habitude de nous donner à voir.
Jean-Louis Roux