Vito Acconci
" Au magasin de Grenoble, un incorrigible moralisateur : Vito Acconci
"
+ - 0, Belgique, Janvier 1992
Qui a vu les performances de Vito Acconci dans les années 70, se souvient
que la star américaine du conceptuel tentait de résoudre de profondes
contradictions du genre : comment être artiste sans être individualiste,
comment user du réseau des galeries d'art sans mettre en vente des objets
? comment insérer des sensations intimes mais communément partagées
par le plus grand nombre - type plaisirs charnels - sans allumer le regard du
voyeurisme ? Qu'en est-il de ces contradictions aujourd'hui ?
Rejetant tous les interdits et toutes les conventions, l'artiste d'hier voulait
que l'art s'incarnât dans le quotidien de la vie, qu'il fût d'abord
un mode de pensée et d'action avant d'être un exercice formel.
Selon lui, l'art devait contribuer à changer les mentalités, à
transformer le monde. En Europe et à plusieurs reprises, avant Acconci,
des artistes défendirent cette utopie, toujours avec le même insuccès.
L'exposition tenue cet automne au Magasin de Grenoble témoigne que les
espoirs de l'artiste new-yorkais se sont mués en une lucide et ironique
désespérance. Aux mises en scène de ses discours d'antan,
il préfère aujourd'hui la production d'objets-chocs censés
dénoncer les frustrations et les folies de comportement de la société
américaine. Dans l'esprit des poupées gonflables des sex shop,
Vito Acconci présentait un harem de femmes nues dans différentes
positions amoureuses, d'immenses mâles à l'anus vidéaste,
proches des gorilles à la King Kong, et d'énormes habitacles refuges
en forme de soutien-gorge des bonnets desquels suintaient une musique doucâtre.
Toutes sortes d'images naïvement scatologiques censées lutter, par
l'excès de ton, contre l'inhibition sexuelle de ses concitoyens toujours
prêts à monter une cabale, au nom de la défense de la moralité,
contre des hommes publiques aux moeurs légères. Mais comment en
Europe, de telles scènes pourraient-elles encore choquer quand la pornographie
envahit les écrans y compris ceux de la télévision ?
Plus intéressante fut une série de maquettes affirmant la volonté
de l'artiste de s'insérer dans l'urbanisme. En incorrigible moralisateur,
Acconci y dénonce les conséquences néfastes des fléaux
de la vie moderne : entre autres, l'entassement des populations banlieusardes
dans des cités de tours et l'invasion automobile saturant l'espace et
pourvoyeuse de mort. En guise de sculptures et d'éléments décoratifs,
Acconci propose des chevauchements de voitures accidentées qui, selon
les projets, deviennent des pilastres de ponts ou de supports floraux dans des
parcs publics. Cette cynique récupération joue la carte de l'outrance,
elle brise les barrières du bon goût et des bonnes manières,
elle vise à mettre les points sur les i des indifférences individuelles
au devenir collectif. Ainsi, dans des projets pour balieues pauvres, des toits
se désintègrent et se fichent dans le sol pour devenir le lit
de fontaines et de cascades. Des carcasses de voitures se transforment en home
d'enfant tandis que des architectures sociales s'enterrent à l'abri d'éventuels
dangers - nucléaires ? - tombés du ciel.
S'insérant entre le philosophique et le religieux, les objets d'Acconci
l'apparentent à une croisade d'incitations susceptibles de secouer les
habitudes et de réveiller les énergies, de lutter contre tous
les conditionnements, sans trop se demander par ailleurs si une société
peut subsister en dehors d'un minimum de règles et si vivre sous terre
vaut la peine d'être vécu...
Quand dans les années 70, Acconci passait pour un provocateur, un subversif,
son message d'alors n'était pas sans espoir d'avoir quelque pouvoir sur
le monde. A l'entendre aujourd'hui et à voir ses projets, qui sont autant
de scénario-catastrophes, on se dit que l'artiste a pris conscience des
limites de l'art, de son impuissance à transformer le monde, et qu'en
toute modestie, face aux désastres qu'il voit poindre, il ne vise qu'à
en diminuer les effets psychologiques, comme on adoucit l'agonie d'un mourant
en l'accompagnant jusqu'au dernier souffle. C'est un but qui ne manque pas de
grandeur.
Bien que produisant aujourd'hui des objets, Vito Acconci n'a pas renié
ses idéaux de jadis. De militant-actif il est devenu pédagogue,
et l'évolution de sa finalité de l'art, en tant qu'accompagnateur
au quotidien, se symbolisait à Grenoble dans le nomadisme d'un camion-remorque,
co-produit conjointement par le Magasin et les galeries supportant son oeuvre.
Liliane Touraine