Vito Acconci


 

" Vito Acconci, l'impossibilité de l'art public "
Art Press, Paris, Février 1992, N°166, P. 10-18

Artiste mythique à la trajectoire nimbé de scandale, écartelé entre la crainte du sérieux et la velléité de s'engager socialement, Vito Acconci, dont on constate l'influence évidente chez nombre d'artistes aujourd'hui, aborde avec Claude Gintz les différentes étapes de son oeuvre, mettant l'accent sur son scepticisme quant au système de la commande publique. (Après avoir exposé au Magasin de Grenoble, Vito Acconci présente actuellement son travail au centre d'art contemporain Luigi Pecci à Prato et ce Jusqu'au 30 mars 1992).


Au cours de l'entretien qui suit, Acconci fait un lien entre son intérêt actuel pour les espaces de sociabilité, « publics » ou « privés » (domestiques), et sa pratique antérieure des « activités » et de la performance. Contrairement aux apparences, il n'y a pas pour lui de solution de continuité entre ses anciens travaux et les pièces récentes présentées à Grenoble, que ce soit celles comme Adjustable Wall Bra qui fonctionnent comme éléments de mobilier ou les « projets » (à l'état de maquettes) qui sont - ou étaient - destinés à prendre place en un lieu public. Sous ses différents aspects, le travail d'Acconci s'est toujours inscrit dans un espace ; commencée avec son propre corps (du « je » au « moi »), étendue par la suite à l'espace d'exposition, sa démarche a fini par s'adresser à un contexte élargi. C'est ainsi qu'après la disparition progressive de toute présence physique de l'artiste, apparaissent, dans le milieu des années quatre-vingt, des pièces comme House of Cars, Houses up the Wall ou encore Bad Dream House, où c'est le corps du spectateur, et non plus celui de l'artiste, qui « se frotte » à ces conventions socialement et culturellement signifiantes que sont la voiture ou la maison. Mais au préalable, Acconci s'est ingénié à les subvertir, pour en faire, dans leur usage comme dans leur fonction, des lieux d'expérience où les « réponses » dictées au spectateur par leur agencement intérieur sont à l'image de l'« ordre froid et manipulateur des années quatre-vingt ». Ces pièces apparaissent comme des figures de transition vers sa problématique actuelle de l'espace public proprement dit. Acconci définit les critères auxquels tout projet de cette nature doit selon lui correspondre, en même temps qu'il pointe toutes les contradictions auxquelles lui-même est ainsi confronté. On observe alors que ses projets publics présentent une homologie frappante avec ses toutes premières « activités » à l'extérieur, de la fin des années soixante. Dans un cas comme dans l'autre, en effet, l'espace public (la « rue ») demeure le lieu (l'« utopie ») où l'artiste tente, mais sans jamais y parvenir tout à fait, d'échapper à l'autorité de l'Art.

C.G.


Comment s'articulait votre récente exposition à Grenoble ?

Autour de Mobile Linear city. L'expo présente des pièces récentes, de 1988 à maintenant. J'ai voulu montrer à la fois des pièces destinées à prendre place dans un espace privé domestique - tel que chambre à coucher, grenier, sous-sol, bref, tous ces endroits associés à l'intimité, et des projets destinés à l'espace public, si bien qu'une grande partie de l'exposition est faite de maquettes qui sont autant de propositions pour une rue, un parc... Et toujours dans le registre de l'espace public, il y
a Mobile Linear city qui, peut-être, ne serait-ce que pour moi, trahit mes propres incertitudes à l'égard de la notion même d'espaces publics, vis-à-vis du fait qu'une pièce faite pour ce genre d'espaces est censée demeurer toujours là, sans en bouger. L'espace peut bien ne pas changer, mais les temps changent..., si bien que ce qui pouvait avoir une raison d'être en 1988, pourrait bien n'en plus avoir beaucoup en 1998. On fait quelque chose quelque part, sans pouvoir tenir compte de ce qu'il adviendra à une autre époque et avec d'autres gens. Ce qui me gêne, en somme, dans ce genre de pièces « publiques », c'est qu'elles impliquent trop de fixité, de rigidité. C'est comme s'il y avait là une sorte de nostalgie pour un nationalisme du 19e siècle...

Et cependant, depuis 1988, il semble que vous êtes constamment intéressé à cette forme d'art...

Je suis totalement requis par l'idée d'un espace que les gens traversent, où se croisent des gens d'origines diverses, avec une histoire et des opinions différentes, bref, d'un lieu susceptible de faire fonction de forum. Effectivement, cela semble être au centre de mes préoccupations. Mais en même temps, il y a un doute récurrent à propos de ce que je fais. En cette fin du 20e siècle et à l'âge de l'électronique, l'espace est-il si important ?

Le piège de la commande publique

En somme, le Mobile Linear city serait une manière d'exprimer votre scepticisme à l'égard de la « commande publique ».

Je ne prétends pas pour autant lever le doute. Mais par contraste avec les « espaces publics » qui sont là, immuablement, cette pièce offre la possibilité d'un espace mobile, transportable, qui n'est pas restreint à un contexte et une occasion spécifiques. A défaut d'être une solution, c'est tout de même une alternative...

Sans que ce soit pour autant l'objet « statique et transportable » traditionnel...

L'idée d'in situ (« site-specificity ») - faire quelque chose qui soit conçu spécialement pour un endroit particulier - avait beaucoup d'importance aux yeux des gens de ma génération. Et au début, une grande partie de mon travail était fondée sur ce genre de prémisses. Mais j'ai commencé à me rendre compte que le lieu (« place ») où j'étais amené à intervenir, était toujours un lieu institutionnel - musée ou galerie... Et la question que je me posais alors devint : à quoi est-ce que je m'adapte exactement ? Je n'adapte pas simplement un espace. Est-ce que j'adapte mon esprit à un cadre de référence institutionnel ? Il y a toujours ce sentiment qui va et vient en moi.
D'une part, je veux faire quelque chose qui soit spécifique à un lieu, parce qu'ainsi cette chose n'affirme aucune prétention à l'universalité. C'est une manière de dire que cela signifie quelque chose ici et maintenant. Ailleurs et en d'autres circonstances, cela ne signifie rien ou cela signifie quelque chose de très différent. C'est l'aspect de site-specifity que j'aime bien. Mais il y a un autre aspect sur lequel je m'interroge : si vous êtes lié à une galerie, devenez-vous une galerie ? Ou bien si vous êtes lié à un espace urbain, devenez-vous un élément de l'administration urbaine ? Quand vous faites un projet public, vous devenez une espèce de fonctionnaire, en un sens, un employé de la ville. Bien sûr, il y a toujours l'espoir de pouvoir glisser au milieu de tout cela quelque chose d'autre, d'y introduire une certaine forme de contestation, voire de résistance. Mais le problème, c'est que s'il y a effectivement résistance, cela ne passe généralement pas inaperçu et la pièce n'est jamais construite. Par exemple, mon projet pour la Cour Suprême.

En somme, il s'agit de savoir si on peut envisager de faire une oeuvre de commande publique qui ne soit complaisante...

... à l'égard du pouvoir, mais qui puisse avoir une chance d'être subversive. Bien que cela puisse paraître quelque peu grandiose, c'est ainsi que se pose le problème. Je ne sais pas encore si c'est possible. Autrement dit, peut-on faire dans un lieu public quelque chose qui ne soit pas qu'un endroit pour s'asseoir ? C'est vraiment le problème. Il y eut un moment où tout le monde se disait contre les monuments. Mais je ne suis pas sûr qu'il soit préférable d'avoir quelque chose de public du genre « parcs et jardins », parce qu'alors il n'est plus question que de détente et de confort. Y a-t-il moyen de trouver au milieu de tout cela quelque chose qui puisse agir comme un ver dans le fruit ?

Vous avez dit : « La mémoire de l'oeuvre publique s'inscrit dans une tradition de la domination. Le monument est plus grand qu'une personne. Il est placé sur un socle au-dessus des gens ». (1) D'après votre expérience, est-il possible de faire une oeuvre de commande publique qui ne se conforme pas à cette tradition ?

Malheureusement, je ne suis pas certain de pouvoir dire ce que m'enseigne mon expérience. Celle-ci consiste davantage en propositions qu'en constructions effectives. Récemment, on a réalisé à Detroit une pièce qui était destinée à servir d'aire de jeux dans un parc. Cela marche, en ce sens que c'est bien au service de tous et que c'est utilisé. Ce qui me gêne, c'est que ce n'est que cela. Cela ne touche pas l'esprit des gens. Les gens s'amusent et quand on s'amuse, on oublie le reste. J'aime bien la notion de jeu. Mais je voudrais bien que cette idée de jeu puisse déboucher sur autre chose : par exemple, si vous jouez avec la notion d'autorité. Cette pièce à Detroit était placée au milieu d'un parc, dans une zone qui fut un bassin de carénage le long de la rivière. La pièce consiste en bateaux de béton de la taille d'un voilier ordinaire. Du béton qui recouvre le sol à cet endroit, émergent ces bateaux en béton sous des angles différents. Ils ont un peu l'air de baleines, un peu l'air de requins. Certains ont le nez en l'air, d'autres piquent du nez, à cause de la masse. Cela devient une aire de jeu. On peut monter sur les coques, grimper aux mâts. Mais cela ne va guère plus loin. Donc vous pouvez probablement éviter de faire un « monument » et faire un endroit pour les gens - un lieu de détente, mais ce faisant, pouvez-vous - en même temps - en faire une place d'où ils puissent considérer l'existence du pouvoir, de la domination et envisager la possibilité de changement ?
J'espère que cela est possible, mais je ne pense pas l'avoir fait. Si ma proposition pour la Cour Suprême avait été retenue, alors cette pièce y serait peut-être parvenue.

Si vos propositions n'existent qu'à l'état de maquettes, l'idée de les présenter comme telles vous satisfait-elle ?

En tant qu'idée, la maquette devient une espèce d'essai ; d'un point de vue théorique, cela peut avoir son intérêt comme un livre qui débouche sur un échange d'idées. Mais ce qui lui manque, c'est d'en être resté à ce stade de l'idée, presque trop épuré, tandis qu'une fois exécutée, la pièce occupe une place particulière dans l'espace et dans le temps, parmi d'autres choses ; il y a maintenant des gens dedans, à un moment donné. Ainsi devient-elle impure, par la force des choses, soumise au monde. Au stade de la maquette, il peut y avoir, à la rigueur, un échange au niveau intellectuel, mais pas au niveau sensible.

La maquette comme alternative

La maquette seule aurait pour fonction de contredire la notion de monuments publics, dans la mesure où elle déçoit l'attente de ses commanditaires éventuels qui voudraient bien que l'artiste lui en proposât un. Et le mérite de vos propositions serait alors de répondre « à côté »...

Mais cela demeure une proposition d'alternative. Ce n'est pas l'alternative. Ça ne présente l'alternative que comme une possibilité théorique.

Déjà, vous aviez présenté au Moma, à New York, en 1988, des pièces telles que Bad
Dream house, 1987, Houses up the wall, 1985, House of cars, 1983, qui avaient une identité et un statut ambigus...

... dans la mesure où elles n'étaient pas conçues pour un lieu particulier.

... et aussi ambigus en ce sens que si ces pièces étaient conçues pour être « utilisées » par les gens, elles auraient aussi bien pu être installées au dehors pour un public élargi, qu'à l'intérieur, dans un espace d'exposition pour un public qui les considère d'abord « en tant qu'art ».

Pour moi, il faut prendre l'expression « espace public » dans son acception la plus littérale.
1. II doit être « public », dans la mesure où il est utilisable, quelque chose comme de l'architecture ou du mobilier.
2. « Public », dans la mesure où il est fait de conventions accessibles à tout le monde, connues de tous, parce que faisant partie de notre univers quotidien, comme la forme d'une maison ou d'une voiture.
3. II y a une troisième signification du mot « public », et c'est sans doute celle qui est à la fois la plus importante et la plus difficile à obtenir. L'espace doit être public en ce sens que c'est un lieu de rencontres, de discussions et d'échanges. En d'autres termes, cela devient un lieu où bougent les esprits.
Les deux premières conditions sont faciles. Mais un « espace public » peut-il réellement agir sur les esprits ? Peut-il faire fonction de questionnement ? Si les conventions m'intéressent autant, c'est qu'elle ne sont pas neutres. Ce n'est pas simplement par hasard si les vêtements pour les petites filles sont roses et pour les petits garçons, bleus. Cela a une signification, un rapport avec certaines formes de pouvoir sur lesquelles, précisément, reposent ces conventions. Et c'est évidemment ce qu'il y a de plus difficile..., parce que, même si je veux faire un travail qui exprime une résistance à ce pouvoir, la seule chose qui m'autorise à le faire, c'est que je fais partie de ce pouvoir. Si on me demande de faire quelque chose dans une ville, quelle est ma position ? Il y a une équivoque dans tout travail public : pour être acceptée, une proposition se doit, d'une certaine manière, de servir les buts de l'institution.
Sinon, pourquoi diable en autoriserait-elle la construction ? Comment alors concevoir quelque chose qui serait contre l'institution, tout en pouvant être effectivement construit ? Je ne sais pas si c'est possible. Ainsi en revient-on à la question qui était de savoir - même si vous ne l'avez peut-être pas formulée exactement ainsi - si les propositions ne devaient pas exister seulement en tant que maquettes, parce qu'en tant que telles elles existent au moins en théorie, à défaut d'exister dans la pratique.

Cela nous ramène à la perspective constructiviste/productiviste, où l'art se voulait au service de tous. J'imagine que c'est une des raisons pour lesquelles vous avez commencé à vous intéresser à l'« espace public ». Ou bien était-ce à partir d'une réflexion sur l'espace et la façon dont le corps...

Je pense que cela provenait beaucoup de la quasi-séparation de mon corps en deux : le je et le moi. J'agis sur mon propre corps ; puis, mon corps en présence d'autres corps, d'autres gens. Une fois qu'un corps est en présence d'autres corps, il est dans un espace. Ainsi, cela devint un corps dans des limites, à l'intérieur d'un espace. A partir du moment où vous avez un corps en rapport avec d'autres corps, vous êtes dans un espace qui possède un contexte, social et/ou politique. Et tôt ou tard, vous vous retrouvez dans un espace public. Cela peut paraître un résumé quelque peu succinct de ma carrière, et néanmoins...

De la performance aux installations

Lorsque vous faisiez des performances comme Seedbed (Sonnabend, N. Y., 1972) ou Trappings (Monchengladbach, 1971), avez-vous fini par être mécontent d'être devenu une sorte d'objet de « culte » de la part du monde de l'art ?

Lorsque je commençai à faire ce genre de pièces, à une époque où d'autres que moi utilisaient aussi leur propre corps, j'utilisai le mien parce que c'est quelque chose que tout le monde possède et que je pouvais donc l'utiliser de la même façon que tout le monde utilise le sien. Et c'était une façon de démystifier l'art. De prendre ses distances par rapport à la vision de l'artiste en tant que créateur, en tant que prêtre...
Mais à partir du moment où je faisais une performance, annoncée en tant que telle, je n'étais plus simplement un corps, une personne physique parmi d'autres, j'étais déjà une espèce de « héros ». Je n'ai jamais voulu voir dans ces pièces quelque chose de sacrificiel, de presque christique ; mais j'admets qu'on puisse y voir aussi cela. Et c'est possible de n'y voir qu'une « position de performance».
C'est un peu la même chose que dans un concert de pop-musique. J'aime, mais quoi que vous fassiez, il y a toujours l'« artiste » sur la scène et le public : ceux qui font le spectacle et ceux qui regardent - l'officiant et les fidèles à l'église. Cela connote toujours une certaine forme de hiérarchie.

Vous êtes alors passé de la performance aux installations.

En 1973, 74, il y eut des pièces installées chez Sonnabend avec bandes magnétiques :
La voix était très présente. Cela commençait tout juste à être des lieux (« places ») pour d'autres gens, mais toujours sous ma direction. Ma voix était là. C'était presque comme une espèce de rappel à l'ordre dans un rassemblement. Ma voix était toujours présente en fond sonore. Et il y eut progressivement ce besoin de se débarrasser aussi de cette présence-là. Mais je n'y suis jamais réellement parvenu..., maintenant, je suis un directeur.

Y avait-il, dans une installation comme The People machine (Sonnabend, N. Y, mars 1979) avec ces balançoires arrivant par les fenêtres et suspendues à travers l'espace d'exposition, prêtes à être relâchées à pleine volée, une façon de mettre une distance symbolique entre le spectateur et l'artiste en tant qu'agent de l'institution ?

Oui, quelque chose pouvait se produire. Il y a tension et il peut bien y avoir rupture. Une bombe pourrait presque exploser ; il pourrait y avoir un effet de boomerang...

... comme s'il y avait là quelque chose de menaçant.

Ce qui, à bien des égards, pourrait être le cas, du point de vue du visiteur d'exposition. En entrant dans une galerie ou un musée, cette personne se dit : « Et maintenant, je me laisse subjuguer par l'art ». Peut-être était-ce à prendre au pied de la lettre : installer quelque chose qui puisse attaquer le spectateur...

Déjà, une performance comme Claim (N.Y., septembre 1971) avait un côté très menaçant... Vous n'avez jamais placé le spectateur dans une situation très confortable.

Non, je recherchais une forme de confrontation, une sorte de face-à-face direct.

Un face-à-face quelconque, ou un face-à-face artiste/amateur d'art ?

Sur le moment, c'était plutôt dans un esprit de rencontre à la façon de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix..., presque comme une sorte de séance de thérapie. Mais l'expérience m'apprit que c'était autre chose qu'un simple face-à-face d'individus : nous tenions nos rôles sociaux respectifs. Ce qui a aussi commencé à m'en faire prendre conscience, c'est qu'au cours d'une bonne partie des années soixante-dix (cela a beaucoup changé depuis), il y avait une telle glorification de l'art américain, qu'il me fallait bien admettre qu'en faisant une exposition en Europe, je ne le faisais pas à partir d'une position neutre, mais en tant que représentant de cet art américain. Bon gré, mal gré, j'étais alors un représentant de ce qui était le pouvoir artistique dominant...

C'est pourquoi, à Bordeaux, il y eut cette installation ou votre voix enregistrée répétait : « I am a representative of the american art business ». (Printemps 1975, The American Gift).

J'aime beaucoup cette pièce. Elle m'a servi de révélateur. En présentant la chose de façon aussi outrageusement cartoonesque, il y a peut-être moyen de faire voir, à défaut de casser.

Travail en galerie et décoration intérieure

Ainsi donc, à la fin des années soixante-dix, vous avez renoncé aux installations et à l'utilisation de bandes enregistrées pour avancer des propositions davantage tournées vers l'extérieur, comme cette esquisse de projet pour un trottoir.

Cela n'a jamais fait concrètement l'objet d'une proposition ; cela est resté dans un domaine purement théorique. Mais ce fut, en effet, à partir de là que je commençais à penser en termes d'extérieur - une prise de distance par rapport à l'espace de la galerie, me disant qu'aussi longtemps que l'on se confine à l'intérieur d'une galerie, on se trouve presque dans une situation de décorateur d'intérieur. Quoi qu'on fasse, cela revient à camoufler sa fonction de « boutique ». J'ai commencé à me dire : « Je suis un artiste de galerie ; est-ce cela que je veux ou est-ce autre chose ? « Mais je me demande si cela a changé depuis. La plupart de ce que je fais se situe toujours dans des galeries ou des musées. La prise de conscience a bien eu lieu, mais quant à la pratique...

La question est alors de savoir si vous êtes disposé à vous conformer et à faire de la décoration intérieure, ou...

Mais si vous ne vous conformez pas, en un sens, vous vous conformez quand même. Chaque famille a besoin de ses bons et de son mauvais sujet. Vous remplissez tout de même une fonction au sein de l'institution. Et moi-même, je suis partagé. La galerie et le musée sont les moyens de diffusion qui me sont le plus familiers. C'est encore le moyen le plus pratique si je veux que quelque chose soit montré. On ne m'aurait jamais demandé de faire des propositions pour l'extérieur, si je n'avais eu auparavant l'occasion d'y travailler. Ce n'est que par la Galerie et le Musée - par les revues d'art aussi..., bref par le système de l'art, que j'existe. Il y a encore à présent un tel fossé entre ceux qui ont l'habitude d'aller dans les galeries et les musées et les autres. Dès que le mot « art » est prononcé, il y a une foule de gens qui pensent immédiatement qu'ils sont totalement en dehors, que cela ne les concerne pas. Ils ne réagissent pas de la même manière à l'égard du cinéma ou de la musique qui leur paraissent faire bien davantage partie d'une culture commune, ou d'un mélange de cultures. La musique, bien plus que l'art, attire des gens de toutes conditions. L'« art public » devrait pouvoir exister dans le même registre que la musique pop et le cinéma. Ou plutôt, ce qui m'intéresse dans l'« art public », c'est qu'il peut exister de la même manière qu'existe une gare de chemin de fer : tous ceux qui y vont passent à travers un espace public.

A propos de vos photos-textes du début, vous avez écrit par la suite : « Je me demande si au fond, il n'y avait pas un besoin de me prouver à moi-même que j'étais bien un artiste, de me faire une place dans le monde de l'art ... » Et aussi : « Ces photos-textes ont bien pu être la première étape du processus de dressage et de domestication d'un agent dont la méthode aurait dû rester celle d'un vagabond » (Notes on my Photographs, 1969-1970, jan. 1988, Brooke Alexander). Faut-il en conclure qu'il eût été préférable de ne les avoir publiées, par exemple, que sous la forme d'articles dans un magazine ?

Faire de la photographie qui, normalement, se voit dans une galerie ou un musée, c'était sans doute pour moi qui venais de l'écriture presqu'une façon de faire mes preuves. D'un côté, la photographie offrait un moyen de sortir de cette espèce d'enfermement qu'est l'espace de l'écrivain : la table et la feuille de papier. Sortir de sa chambre, aller dans la rue, dans le monde. Mais de l'autre, la photographie tombait dans le domaine de la marchandise : quelque chose d'acceptable pour les galeries et musées, et potentiellement doté d'une valeur marchande.

La fatalité du « sérieux »

Des « activités » aux « photos-textes », des « photos-textes » aux performances, des performances aux installations, et des installations à l'« espace public », on a l'impression que vous tentez sans cesse d'échapper à la fatalité du « sérieux ».

J'essaie d'y échapper, mais cela ne marche jamais vraiment. Plus je m'intéresse à l'« espace public » et plus je suis amené à construire des objets qui, en un sens, sont des objets artistiques.

Prenons une pièce comme
Adjustable Wall Bra, 1990-91, et sa version extérieure, Adjustable Ground Bra, 1991, à l'état de maquette. Cela peut-il fonctionner tour à tour comme élément de mobilier à l'intérieur et comme « espace public »... ?

Cela pourrait être public, mais cela devrait probablement plutôt être à l'intérieur. Il y a quelque chose de tellement frontal, en rapport avec le mur, que, dehors, je ne suis pas certain que cela n'aurait pas une dimension étrangement mythique, la femme comme paysage... Une connotation bizarre que je ne suis pas sûr d'aimer tant que ça.

Tout le monde sait que vous étiez d'abord un poète. Mais dans quelles circonstances exactes êtes-vous devenu un artiste visuel ?

A cette époque à New York, tant de poètes écrivaient pour Art News (John Perreault, John Ashberry). Et j'y faisais aussi de petits comptes rendus d'expositions. J'étais allé à l'Université d'Iowa, loin de New York, dans un endroit qui s'appelait « The Writer's Workshop ». A mon retour, je découvrai l'existence des galeries. C'était en 1965. Je voyai un Jasper Johns pour la première fois, c'est-à-dire, dix ans après, et je me suis dit : « Quelque chose s'est produit et je n'étais pas au courant ». Je voulais essayer de comprendre et j'allais dans toutes les galeries possibles. Aussi bien chez Castelli que chez Zabriskie, comme si c'était la même chose. Les galeries se trouvaient alors toutes Uptown. Il suffisait de remonter Madison Avenue et de s'arrêter au petit bonheur la chance. C'est le pop-art qui donnait le ton. Et après avoir été pendant deux ans dans le Mid-West, j'allais voir des centaines de films. C'est ainsi que l'image en face de moi commença à prendre une place prépondérante, comme jamais auparavant.
C'était un moment où nombre de poètes newyorkais commençaient à faire ce qu'on appelait des « poetry events », en ce sens que ce n'était pas de simples lectures, mais qu'elles étaient accompagnées par quelque chose de visuel. Il semblait donc que ce fût quelque chose que nous étions tous en train de faire. Et on pouvait alors beaucoup plus facilement dire « nous », même sans se connaître personnellement. A la fin des années soixante, il y avait cette impression de faire partie d'une seule et même communauté... qui partageait les mêmes idées de base, comme, par exemple : y a-t-il moyen d'en finir avec le système des galeries ? ou avec la notion de l'art comme succession d'objets uniques?

Comment envisager l'art public

Récemment, vous avez écrit : « Dans un univers de centres commerciaux, l'« art public » réintroduit la place publique de la ville traditionnelle » (Public Places, MoMA, 1988).

Pourriez-vous expliciter cela ?

Qui dit espace public, dit place à l'italienne. Mais je ne sais pas si ça peut encore marcher. En tout cas, en Amérique, cela n'existe pas. On trouve des parvis au pied des tours, des mails dans les centres commerciaux mais pas de place où les gens peuvent se réunir et tenir des meetings. La télévision ou le téléphone en tiennent lieu. Donc, à moins d'introduire l'aspect « place publique » dans un endroit où les gens se retrouvent pour des raisons bien différentes, comme le mail d'un centre commercial, je ne sais pas très bien à quoi cela correspond en cette fin du 20e siècle.

Vous avez également dit que l'« art public » devait se fondre dans son environnement.

Il s'y intègre dans la mesure où il ne s'affiche pas comme quelque chose d'« artistique » ou de « spécial », où c'est comme un escalier sur la rue, mais avec peut-être quelque chose d'un petit peu différent. Sinon, dès que cela s'annonce comme de l'art, cela exclut immédiatement toute une catégorie de gens, tandis que l'escalier d'évacuation ou la bouche à incendie n'excluent personne. Tout le monde se considère en mesure de gravir un escalier. Si cela s'intègre dans ce qui est déjà connu, personne n'est mis en dehors du coup. C'est d'usage courant. Mais il ne faut pas non plus que cela se fonde trop bien. Autrement dit, comment faire quelque chose qui fasse partie du monde ordinaire, mais avec tout de même une note suffisamment différente pour permettre de revoir la chose autrement...

Mais en même temps, cela rend le projet plus difficile à faire accepter.

Si le projet pour la Cour Suprême (des Etats-Unis, à Washington) avait été réalisé, voici un endroit où l'on aurait pu se promener, sasseoir, s'attarder, et peut-être se dire ensuite : « C'est exactement comme la Cour Suprême, et me voici maintenant au-dessus et c'est moi qui m'en sers ». Peut-être qu'alors quelque chose se produit. Le problème ne se pose jamais avec les gens, mais avec les autorités.

C'est une application du principe qui consiste à se saisir du monument - ou de sa réplique - de le retourner et/ou de l'ensevelir..., comme à Séville pour l'entrée de l'Exposition Universelle.

C'est effectivement à la base de ma méthode : mettre les choses à l'envers. Comme, par exemple, Bad Dream House, avec une maison ordinaire, ou la Cour Suprême que l'on enterre. J'appartiens à la génération de 68... Vous prenez le monument et vous le renversez. Là-haut, il est trop loin. S'il est par terre, vous pouvez marcher dessus. Ou bien ça devient un siège, quelque chose qui fait partie de la vie quotidienne.

Qu'est-il advenu du projet pour l'aéroport de San Diego ?

Il fut d'abord accepté. Puis quelqu'un de l'Autorité aéroportuaire souleva de sévères objections, en disant que ça avait l'air d'un cimetière ou d'un accident d'avion. Il y eut des réunions publiques au cours desquelles partisans et adversaires du projet exprimèrent leurs arguments respectifs. Ceux qui étaient contre étaient généralement des Blancs, âgés de soixante ans et plus, tandis que ceux qui étaient pour, étaient des Chicanos ou des gens plus jeunes...

Claude Gintz