Vito Acconci


 

" Acconci, train d'enfer "
Libération, Paris, Vendredi 20 Septembre 1991, P. 36

Après avoir tiraillé les corps, trafiqué les maisons, Vito Acconci serait-il devenu un urbaniste sage ? Ses maquettes, au Magasin de Grenoble, détournent les objets urbains. Avec la même tension entre intime et public. Jusqu'aux superbes wagons du « Mobile Linear City » : la maison nomade.

Pour celui qui se souvient du Vito Acconci de la grande époque, les débridées années 60-70, il sera surpris et peut-être déçu d'apercevoir l'état presque sérieux de ses derniers travaux. Même si la
trame de l'ouvrage tourne autour d'un même questionnement : une sorte d'écheveau mouliné en va-et-vient entre ce qui appartient au champ du privé (l'intime) et ce qui peut devenir public (de l'intime au lien social). Acconci, le perturbateur est curieusement devenu, au fil du temps, une bête à concours, au même titre que les architectes ou urbanistes américains, presentant ses maquettes d'artiste pour des projets d'aménagement de places publiques (sur trente concours, dix ont été « approuvés », seulement deux ont été réalisés).
La moitié de l'exposition du Magasin est ainsi consacrée à ses derniers models sous forme de maquettes très réalistes, teintées d'humour et de détournements d'objets, cette fois à l'échelle de la ville, qui fonctionnent comme des mini-installations. Jouant les troublions Acconci saupoudre la zizanie dans ses propositions. Un peu de confusion (un emboutissage d'avion en creux sur le sol pour l'aéroport de San Diego) : une distorsion des valeurs en place (le texte de l'hymne américain, le sacro-saint : I Pledge allegiance, découpé en plaque comme une sclérose clignote au néon pour un Centre de congrès à Saint-Louis), et des institutions (une gigantesque croix décollée sur ses bords reflète les lumières des casinos branques de Las Vegas sur le mur aveugle de l'hôtel de ville) ; une secousse persifleuse pour son meilleur projet (la façade de la Cour suprême est reproduite à mi-grandeur sur la pelouse qui lui fait face, où elle vient s'engloutir et s'écrouler dans l'herbe avec un dernier hoquet, pour le tribunal de Carson City), et enfin la revanche de la guerre des boutons (une école démontée en fragments prédélinquants va servir d'abribus et de terrain de jeu pour les élèves de Phoenix).
Surprise donc pour ces projets soucieux de l'environnement urbain de la part d'un artiste dit « ludique » qui tourne au responsable de collectivités locales. Si on peut qualifier ces projets d'« investis » et de « concernés » par le bien public, on peut aussi y voir, dans les projets plus faibles, un remake du post-Pop Art emballé. Plus mesquin : on peut aussi leur attribuer une paternité, et non des moindres, dans les foldingues réalisations des architectes du groupe Site, et de son mentor, le très fou James Wines.
Ce changement d'attitude intrigue quand on gardait encore au frais, en mémoire, le performer, l'« actioniste » comme disent les allemands, le sans foi ni loi des folles sixties, qui allait jusqu'au bout de ce qui pouvait être montré, exhibé, bravant la gêne, l'indécence des interdits. Celui qui prenait en filature n'importe qui dans la rue pour deux minutes ou pour huit heures de rang; celui qui confiait ses fantasmes les plus torrides à ceux qui voulaient bien les entendre tout au bout d'une jetée abandonnée; celui qui, passant à l'acte, s'allongeait sous le plancher vitré de sa galerie pour faire naître un récit et une gestuelle érotico-masturbatoire; celui qui brûlait les poils de son torse et tirait sur ses mamelons pour intégrer le passage d'un corps du masculin au féminin, mettant en oeuvre « une vaine tentative pour développer une poitrine de femme ».
C'était en 1971. Vingt ans après, ses seins n'ayant toujours pas gonflé de façon avantageuse, il y fait pourtant retour, mais sous une forme construite. Sorte de réalisation emblématique du manque. Avec la pièce Adjustable Wall Bras, on peut voir trois (absolument gigantesques) soutiens-gorge, plus ou moins adossés aux murs. L'armature est en solide ferraille et grillage, tandis que les bonnets sont en plâtre et les bretelles en filins maintenus par des poulies. Rembourrés à l'intérieur, leur coquilles internes forment niches. En s'y installant, on pourra entendre - comme le petit enfant qui ne cesse de nous habiter - un bruit de respiration maternelle, et, en superposition sonore - comme l'adulte qui ne cesse de nous envahir -, le bruit du feuilleton télé ou de la radio. Aussitôt émerge un des sketches de Woody Allen dans Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander. Woody est poursuivi en rase campagne par deux énormes seins vengeurs et couineurs
décidés à lui faire la peau. Seul barrage à cette mamellité galopante : il trouvera l'astuce imparable de tendre un soutif géant entre deux arbres, filet ad hoc pour capturer la bête.
Après s'être fait l'architecte des parties intimes de son corps en triturant beaucoup ses parties génitales, Acconci a poursuivi son chemin en s'intéressant, dans les années quatre-vingt, au prolongement domestique de ce corps, l'espace où il évoluait : la maison. Le soutien-chose, objet meublant des années quatre-vingt-dix, est un prolongement de ce travail ancien. Du caractère sexuel secondaire, le sein, il en prend la mesure et la demeure, soutien et encorbellement, vêtement élémentaire, à la fois objet et écrin du lait maternel, il en fera le refuge et la cachette d'une pulsion
primaire.
Plus tournée vers le mobilier, l'installation des Multi-Beds emprunte à la chambre son lit standard, un peu cubiste, en y greffant dans ses appuis lumières et miroirs pour un semblant de confort qui sera vite contredit. En effet, les attributs convenus de la fonction-lit : dormir tranquille, se reposer,
s'évanouir dans le rêve, se transforment vite en cauchemar, sinon en métaphore de la bataille de polochons. Par un jeu de poulies et par leurs positions d'encastrement et de culbutage des beds entre eux, les éléments mobiliers viennent s'écrabouiller par deux, trois ou quatre unités, c'est plutôt le cauchemar qui guette sinon la partouze.
Peut-être faut-il passer sous silence l'étrange séquence des Dolls, ces poupées gonflables, marquées (un peu facilement) du sceau de la gêne qui a fait le succès du début de sa carrière. Placées dans des positions d'un Kama sutra acrobatique, les dolls mâles et femelles éructent par leurs orifices sexués luminescents (vagin, pénis, anus, bouche) le bruit de fond transmis par des transistors. Même chose pour l'installation Telebodies, où des monstres hors d'échelle cachent, dans leur tête et leur anus, objectif de caméra et moniteur qui filment en circuit fermé les visiteurs installés sur les bancs ancrés à leurs pieds. Problématique plutôt bancale de la pulsion scopique, du vu-caché et du regardé.
Mais voilà, on a gardé le meilleur pour la fin. La seule pièce qui vaut les sept heures de train en TGV aller-retour à Grenoble est celle qui, brutalement, vous transporte dès qu'on pousse la porte du superbe hangar où l'on fabriquait autrefois les pipe-lines qui convoyaient l'eau des torrents vers la ville. Il s'agit bien de transport, en la personne d'une puissante plate-forme de camion Mercedes. Arrivé avant le vernissage, on pense qu'on est en train de finir de décharger quelques imposantes oeuvres d'art. Puis, de biais, on aperçoit comme un train de marchandises qui défile sur toute la longueur de cette grande nef industrielle. Eclats sauvages de lumière depuis la grande verrière sur ce train à fière allure aux six wagons construits en tôles ondulées. Surgit de nulle part, l'ensemble est construit sur le modèle des poupées russes. Chacune des parties, reposant sur des béquilles et auxquelles on accède en grimpant sur des plates-formes munies d'échelles, va venir s'encastrer dans la précédente par un système de glissières jusqu'à former un seul corps avec la cabine du camion et finalement quitter son campement pour poursuivre sa route. Mobile Linear City est une belle allégorie du nomadisme.
Mais aussi du privé et du communautaire, sachant que chaque cellule ou wagonnet est autonome, tandis que la voiture de queue (sanitaires et cuisine sommaires) servira aux besoins élémentaires des habitants de cette ville en réduction. Mieux, chaque ouverture dans la coque, en se rabattant vers l'intérieur, servira habilement de mobilier rudimentaire (lit, table). Mais, trouble de l'extérieur et de l'intérieur, le sol est en caillebotis métallique, donc à claire-voie, et chaque manipulation des parois en vue d'un plus grand confort, même rudimentaire, nous fera vivre exposé au grand air. L'ensemble, dans son astuce et sa simplicité minimaliste, est tout à fait surprenant. D'une beauté de hors-la-loi. Acconci, à mi-voix, cassée par un abus de Gauloises bleues, affirmera : « Si vous voulez être privé vous devez être public », et enchaînera sur son mobile home possiblement destiné à « une bande de révolutionnaires nomades », se déplaçant d'une « guerilla city » à l'autre, sans écarter l'oppressant « homeless problem ».

Pascaline Cuvelier