Vito Acconci
" Vito Acconci au Centre national d'art contemporain de Grenoble,
Utopie et nostalgie "
Le Monde édition Rhône-Alpes, Paris, Vendredi
11 Octobre 1991
Vito Acconci, New-Yorkais de cinquante et un ans, est artiste ; autrement dit,
rêveur professionnel. Pour d'autres artistes, le rêve permet d'esquiver
la réalité, de différer l'entrée dans le monde,
donc de refuser de grandir. C'est aussi le cas pour Vito Acconci, mais pas complètement.
Il a trouvé le moyen, en fait, de demeurer un petit garçon tout
en assumant ses responsabilités d'adulte ; de se retirer dans sa cabane
tout en construisant la cité ; de sucer son pouce tout en offrant à
ses contemporains les fruits d'une socialisation réussie.
Lucide, il explique son cheminement vers l'Autre dans certains textes, et mieux
encore à travers ses travaux. Au début, par ses poèmes
des années 60 puis à l'aide de photographies qui ne cadraient
des fragments du monde que pour préciser la position de son corps, il
se complaisait dans une sorte d'onanisme créatif. Les spectateurs de
ses oeuvres devaient venir à lui, se mettre à sa propre place,
en faisant parfois des efforts notables comme de le rejoindre en pleine nuit
au bout d'une jetée... Le public américain acceptait ces exigences
comme on acceptait en Europe, à la même époque, les extravagances
du body art, en se disant que l'art est mise en scène du corps de l'artiste.
Les années passant, Vito Acconci s'est mis à chercher, plutôt,
le corps de la ville. Il rêvait toujours, mais plus seulement au sein
maternel. Il commençait à élaborer des utopies communautaires.
Est-il passé définitivement du privé au public, de la psychologie
à la sociologie ? L'exposition du Magasin laisse à penser qu'il
lui reste des nostalgies de son enfance artistique. On y trouve, en effet, à
la fois des maquettes d'aménagements urbains, où s'exprime son
intérêt pour la collectivité, et des sculptures géantes
évoquant l'univers d'un vieux nourrisson.
Du côté de la régression buccale, son obsession du sein
se manifeste par d'énormes soutiens-gorge abandonnés par quelque
Super-Vixen : hier scandaleux, l'artiste qui les expose semble bien devenu,
selon le mot d'un critique, un simple « polisson ». Les lits bizarrement
emboîtés et le camion à remorques gigognes (une des deux
oeuvres réalisées in situ) sont moins coquins, mais rappellent
les métamorphoses de l'espace dans l'imaginaire enfantin.
Regard critique
Du côté du progrès social, le plus intéressant, Vito
Acconci illustre poétiquement l'utopie libertaire des anciens de 68.
En particulier lorsqu'il destine ses aménagements aux écoliers.
Un abri de bus, près d'une école, est construit avec les résidus
supposés de l'explosion du bâtiment. Un long miroir installé
au pied d'un lycée suggère que celui-ci n'a plus de fondements.
Un terrain de jeu réalise le mythe du retour aux limbes en faisant s'enfoncer
dans le sol les maisons riveraines, tandis que les aiguilles d'une horloge marquent
le temps en sens inverse.
Dans ses maquettes de constructions pour adultes, l'artiste ne se prive pas
de jouer encore avec l'espace en inversant le haut et le bas, le dedans et le
dehors, et en multipliant les petits coins où se cacher. Mais il permet,
en même temps, de dominer symboliquement les contraintes institutionnelles.
Il reproduit au ras du sol le toit d'une Cour suprême pour en faire «
le tribunal du peuple ». Et il porte un regard critique, ici
et là, sur les illusions de la société capitaliste; suggère
qu'on ne se libère ni dans un centre commercial, ni au volant d'une automobile,
ni en se laissant ligoter par la faveur étoilée des cadeaux de
l'Etat. La description même du lieu choisi pour un de ses premiers projets,
un jardin-labyrinthe à Houston, exprime une vision assez sombre de l'Amérique
: « Un espace abandonné, entre parking et autoroute,
avec, sur un des côtés, un foyer pour aveugles, un autre pour sourds
et une maison de correction... »
Bernadette Bost