Monica Bonvicini

 

Cités des femmes
Les Inrockuptibles, Paris, 3-9 juillet 2001, p.58

A Grenoble, Monica Bonvicini explore la part sensible du système architectural et de sa mémoire cinéphile. Politiques de l'intime.

C'est un questionnaire type construit sur un paradoxe contemporain : faire entrer l'intime dans le champ d'investigation sociologique. A l'initiative de l'artiste Monica Bonvicini, plusieurs dizaines d'ouvriers en bâtiment de la région de Grenoble ont ainsi répondu à une enquête intitulée "Qu'est-ce que votre femme/petite  amie pense de vos mains dures et sèches ?" Les feuilles de papier dûment remplies sont accrochées aux murs du Magasin, centre d'art contemporain de Grenoble, point d'orgue de la première exposition en France de l'artiste d'origine italienne. A la question-titre, les réponses divergent: "Elle aime" "Elle aime pas mais elle fait avec"?"... rédigées la plupart du temps d'une écriture maladroite, presque enfantine, non exempte de fautes d'orthographe. "Ce qui m'a le plus choquée, se souvient l'artiste, c'est qu'aucun des hommes interrogés n'a demandé un délai pour effectivement en parler à sa compagne. Ils en restent à leur vision de leur couple, sans intégrer celle du conjoint." Derrière sa dégaine de rockeuse délavée, Bonvicini est une artiste engagée qui d'emblée sourit peu et se réfère avec insistance à l'art et à la théorie des années 70, pour la vigueur de leur envie d'insubordination. A 35 ans, elle vit désormais entre Los Angeles et Berlin, deux villes carrefours dans la cartographie artistique actuelle. Une curieuse, férue d'architecture et de cinéma qui se fit remarquer il y a deux ans, lors de la très poussée foire de Bâle, par son installation sur le stand de la galerie de Mehdi Chouakri, ouvertement gay : un monumental panneau représentant des hommes pratiquant fellations, léchages et sodomies tous muscles dehors et casques de chantier en évidence. Image choc transportant les clichés de l'imagerie porno homo dans un contexte de business artistique. Ou comment décliner les différents sens du mot "travail". «Je m'intéresse beaucoup au système du monde de l'architecture, très proche de celui du monde de l'art. La hiérarchie sur un chantier en bâtiment est très intéressante à étudier. Mais dans les livres sur l'archi, on ne trouve pas une ligne sur les ouvriers.» Corps social, corps sensible. Dans une salle du Magasin de Grenoble, après une série d'aquarelles trash et de mises en scène architecturales, un air mélancolique se répète en boucle. Deux écrans de cinéma occupent l'espace, dont l'un encore en voie d'installation. Le même film s'y répète lui aussi en boucle, mais selon un montage aléatoire. Anna Karina, Monica Vitti, Catherine Deneuve… des visages devenus mythiques y défilent. Une sélection de scènes au thème étrange: les femmes et les murs dans le cinéma d'auteur des années 60 et 70. L'une pleure, l'autre s'y appuie, tandis qu'une paroi se balafre d'une effrayante fissure alors que la main de Deneuve pousse l'interrupteur (terrible extrait de Repulsion de Roman Polanski). «Ces films ont été tournés alors que les femmes prenaient la parole, sortaient du studio et contestaient l'autorité masculine. Mais le cinéma d'avant-garde de l'époque les contenait toujours dans une représentation passive. Godard utilisait une grosse caméra pour intimider Anna Karina», précise encore l'artiste, alors que sa voix se perd dans les pleurs magnifiés d'une héroïne de Celluloïd.

Jade Lindgaard