"Monica Bonvicini / Sylvie Fleury"
Parachute, Montréal, janvier-mars 2002, p.4-5
Le Magasin vient de consacrer successivement des expositions personnelles à deux
artistes de la même génération, Monica Bonvicini et Sylvie
Fleury, dont les travaux, les enjeux esthétiques et les connotations « politiques» sont
curieusement à la fois éloignées, voire opposées,
et très proches. On pourrait dire sommairement que ce qui les lie avant
tout est une attitude qu'on peut qualifier de « post-féministe » ou
de « néo-féministe ». Toutes deux travaillent et
interrogent de plus ou moins près l'identité féminine:
les clichés qui y sont associés, les univers masculins qui la
définissent, l'encadrent ou la marquent; toutes deux se placent, en
même temps, dans des positions qui sont au-delà de l'affrontement
et même de la revendication. Nées dans les années soixante,
les deux artistes ont ceci en commun de ne pas avoir connu, mais de bénéficier,
a posteriori, des mouvements d'artistes féministes tels que le FAM, « Feminist
Art Movement», très actif dans les années soixante-dix;
mouvement esthétique féministe qui entendait notamment protester
et lutter contre le sexisme qui existait dans les musées et les écoles
d'art, et de façon plus générale, mettre en avant la subjectivité féminine
dans la culture visuelle, mais aussi dans la société tout entière
- des artistes telles que Chantal Akerman, Martine Aballéa,
Tania Mouraud, Nicola, Orlan, Gina Pane, Adrian Piper, Martha Rosler, Hannah
Wilke parmi bien d'autres y ont participé, plus ou moins activement.
Fleury et Bonvicini sont en quelque sorte les enfants de cette génération
de femmes qui a dû se battre contre le centralisme phallocratique non
dissimulé de l'époque, avec des travaux qui souvent relevaient
autant du registre activiste que de préoccupations esthétiques.
Si leurs oeuvres sont imprégnées d'un souci du féminin (et
non pas de féminité réelle), Bonvicini et Fleury sont
dans une situation bien plus ambiguë que leurs aînées: aucune
position identifiable et tranchée n'apparaît dans leurs travaux;
la femme n'y est pas considérée comme une victime, objet de désir,
enfermée dans de multiples formes de carcans. Elle est plutôt
vue, chez Fleury, comme dépendante de stéréotypes mais
surtout sujet de désir, et chez Bonvicini comme force potentiellement
destructrice, capable de miner les structures quotidiennes de l'autorité;
les deux artistes assument de surcroît une image délibérément « sexy» d'une
femme qui évoque et suscite le plaisir en toute connaissance de cause.
Malgré cela, elles ont de toute évidence des points de vue et
des attitudes très différents vis-à-vis de la société et
la culture: Fleury adopte une esthétique de la provocation - mais une
provocation douce, à la fois défi et appel - et de la séduction,
tandis que l'univers de Bonvicini est fait de heurts et de violence.
« Scream and Shake », tel est le titre révélateur de
l'exposition de Monica Bonvicini. Tout le travail de l'artiste tourne autour
de la problématique de l'inscription du corps dans l'architecture. Hausfrau
Swinging: une vidéo montre une femme nue, la tête coincée à l'intérieur
d'une maison miniature, qui se heurte violemment et de façon répétitive
contre des parois en angle droit. Le ton est donné. Cette pièce
fait référence à une gravure de Louise Bourgeois sur le
thème de la femme-maison, mais elle la commente plus qu'elle ne la cite:
si cette «femme au foyer» est une victime, elle n'est pas consentante;
c'est une femme qui bouge, se débat, et qui tente violemment de se débarrasser
de ce qui la contraint. Bedtimesquare: un matelas gonflable est enserré par
un muret réalisé avec des dalles carrées qui rappellent
les structures au sol de Carl André; comme s'il s'agissait de proposer
un petit somme au milieu d'une sculpture minimale - le saillant du mur, l'esthétique
masculine de l'art minimal encadrant le creux du lit, le lieu de la vulnérabilité. Destroy,
She Said: Bonvicini reprend ici le titre évocateur du roman de Duras
pour réaliser un montage de scènes empruntées au cinéma
des années soixante - une époque où les cinéastes
(Antonioni, Godard, Fellini...) s'intéressaient beaucoup à l'image
de la femme, sans pour autant que soit accordée la moindre importance
aux femmes auteurs - dans lequel on ne voit que les scènes stéréotypiques
où l'héroïne s'appuie contre un mur, dans un mouvement ambivalent
qui évoque à la fois la recherche du cadre et l'impossibilité d'y échapper.
La bande-son, sample de bruits, de pleurs, de détonations et de musiques
extraits des films, donne à la pièce un aspect dramatique et un
effet de violence extrême. Le mur, synecdoque de toutes les limites (spatiales,
mais aussi sociales et politiques), est l'élément récurrent
du travail de Bonvicini. Matière première de toute architecture
- traditionnellement aux mains des hommes -, il est la métaphore de la
domination et du pouvoir puisqu'il sépare, cloisonne, impose des limites;
l'artiste rappelle que la construction architecturale, à la fois produit
et représentation du pouvoir, est rarement un espace neutre, et qu'elle
dicte les modes de comportement et les processus d'identification. Dans la pièce I
Believe in the Skin of Things as in that of Women, dont le titre est une
citation de Le Corbusier, Bonvicini traite le sujet de façon ironique
et volontairement prosaïque: c'est un espace en placoplâtre, percé par
endroits, dont les parois intérieures portent des citations d'architectes
célèbres - Le Corbusier, Loos -, de femmes architectes comme Zaha
Hadid et de dessins caricaturaux obscènes qui illustrent les citations:
façon de tourner en dérision le sexisme primaire des fantasmes
des grands maîtres du modernisme. Pour réaliser What Does Your
Girlfriend Think of Your Rough and Dry Hands?, l'artiste a soumis à des
ouvriers du bâtiment des questionnaires sur leur sexualité, leur
opinion sur les homosexuels, leurs relations avec leurs conjointes. Contrairement à l'effet
de rupture suggéré par Destroy, She Said, ici, c'est le
lien, l'arrogance clanique et l'assurance qui ressortent; et Bonvicini trouve
visiblement un malin plaisir à opposer le fait que les ouvriers de construction
se déclarent farouchement hétérosexuels (et homophobes)
alors qu'ils demeurent très populaires dans l'érotisme homosexuel
- voir la pièce These Days Only a Few Men Know What Work Really Means,
sorte de panneau publicitaire monumental qui représente un montage de
scènes pornographiques entre ouvriers de chantier (ils sont nus, mais
ils portent des casques...).
Si le travail de Bonvicini repose sur l'économie de moyens et sur une
certaine aridité, celui de Fleury met au contraire en scène des
univers prolifiques qui reposent en grande partie sur l'agencement d'ambiances
et d'environnements basés sur la séduction; tandis que Bonvicini
déconstruit de façon méthodique des systèmes de
valeurs sociales, culturelles et identitaires, Fleury réagit de façon
plus intuitive aux conditionnements sociaux, mais ne tient visiblement pas à résoudre
les tensions qu'elle soulève. Plus que sur la construction ou la dé-construction,
la démarche de l'artiste suisse repose sur le «customizing»,
la personnalisation d'objets manufacturés à l'aide d'artifices
divers: des fusées recouvertes de fourrure ou enduites de produits cosmétiques,
des combinaisons de pilote automobile pour femmes, pour ce qui est de féminiser
des objets qui renvoient à la symbolique masculine; des néons
empruntés à l'esthétique de l'art conceptuel dont les
inscriptions renvoient à des marques de parfum ou à des slogans
utilisés dans l'univers de la mode (Be Amazing, Obsession),
la série des Campbell Soups de Warhol relookée en Coca-Cola
light, un Mondrian partiellement recouvert de fourrure, pour ce qui est des
emprunts au champ artistique. L'oeuvre de Fleury repose sur la multiplication
d'emprunts, d'influences et de piratages divers, élaborant des va-et-vient
permanents entre des univers hétérogènes comme la mode,
l'art, les produits de luxe, ceux de grande consommation, l'univers de l'automobile,
la science-fiction, etc. Pour cette exposition, l'artiste s'est attachée
en particulier aux «sciences parallèles», telles que la
chromothérapie, les thèmes astraux, les techniques de relaxation:
une bibliothèque est remplie d'ouvrages sur la connaissance de soi et
la recherche du bien-être individuel; une salle, éclairée
par des lampes de sel, invite les visiteurs à la relaxation sur un lit
de pierres de jade chauffant; une autre est remplie de quartz monumentaux éclairés
de l'intérieur par des néons clignotant de différentes
couleurs; un logiciel réalisé par un chromo-thérapeute
permet de réaliser des tests psychologiques en fonction de choix de
couleurs... Ce qui est étonnant chez Fleury, c'est sa capacité à pointer
les tensions entre la dictature du goût collectif et le désir
de personnalisation, la recherche de l'identité individuelle à travers
l'identité collective, les va-et-vient d'un cliché à un
autre, sans jamais pour autant faire oeuvre d'ironie. L'artiste semble réellement
fascinée par les univers qu'elle aborde et ce n'est sûrement pas
dans une volonté de déplacement critique post-duchampien qu'elle
intègre dans ses expositions des objets ou des champs hétérogènes à celui
de l'art; il s'agit plutôt d'une attitude pop qui consiste à investir
joyeusement l'univers de la
consommation et les goûts de son époque sans nécessairement
devoir s'en distancier. C'est sur ce point aussi qu'elle rejoint l'attitude
post-féministe: le shopping, le maquillage, la mode sont ici considérés
avant tout comme des actes de plaisir et non pas comme des servitudes volontaires
que la femme s'imposerait pour se conformer aux goûts des hommes. Le
désir féminin est primordial et conditionne tout le reste; l'hédonisme
et la consommation sont moins des péchés que des façons
d'exercer ses désirs, son self-control, et de s'émanciper. Dans
la « rue », l'espace décloisonné du Magasin, Fleury
a réalisé une installation monumentale, She-Devils on Wheels (1998):
une peinture murale réalisée avec des teintes de produits cosmétiques
représentant les flammes stylisées qu'on utilise pour «customiser» les
voitures, des moteurs chromés de voiture de luxe installés sur
des socles en brique, et la reconstitution du bureau d'une agence que l'artiste
a créée en 1997, pour proposer des conseils de personnalisation
technique et symbolique de véhicules. Des carcasses de voiture, des
bidons, des moteurs, des pneus, de la poussière, des jantes, des objets
gothiques disposés ça et là, mais aussi une paire d'escarpins
Yves Saint-Laurent, un sac Gucci, une combinaison Hugo Boss de pilote automobile
pour femme... Si Fleury met en scène et manipule avec une grande finesse
les goûts et les tendances de l'époque, si elle attire l'attention
sur la complexité des renvois et des échanges d'une sphère à l'autre
- l'art empruntant à la mode et à l'univers de la consommation;
la mode utilisant les codes artistiques; l'univers de la consommation reprenant
les objets manufacturés tels que les avaient transformés les
artistes pop, etc. - elle semble ne jamais vouloir sortir de la logique du
stéréotype: lorsqu'elle dévoile un cliché, c'est
toujours pour en rejoindre un autre. Pour féminiser une voiture, par
exemple, il suffit de la peindre avec du vernis à ongle ou du rouge à lèvres...
Les femmes devraient-elles, de même, s'efforcer de devenir aussi sexistes
que les hommes?
Elisabeth Wetterwald
L'auteur est critique d'art. Elle vit à Paris.