Monica Bonvicini déshabille l'espace
Libération, Paris, août 2001, p23.
ARTS. A Grenoble, l'architecture montrée en termes sexués.
I1 n'y a que dans la chambre à coucher qu'il n'y a pas de sexe. Ce truisme
qui régit -l'exposition de la jeune artiste Monica Bonvicini (née
en 1965 à Venise, elle vit à Berlin et à Los Angeles) n'est
pas seulement à prendre au mot... car la plupart des pièces exposées
à Grenoble réfèrent à l'activité sexuelle.
Ainsi Bedtimesquare 1999-2000 invite à s'envoyer en l'air sur
un matelas gonflable incrusté dans le cadre rigide, bétonné
et carrelé d'une structure minimaliste. Mais il faut aussi entendre dans
l'énoncé plus haut que, hormis la chambre, tout espace architectural
est analysable en termes sexués. «La politique de l'espace est
toujours sexuelle», nous répète depuis quelque temps la
critique féministe d'architecture Beatriz Colomina (1), qui a tenté
d'établir les preuves de la domination masculine, non seulement sur l'espace
architectural mais aussi cinématographique.
Graffitis obscènes. Du caractère sexué de l'architecture: on commençait à s'en douter avec les monuments très phalliques érigés par les architectes utopistes de la Révolution française, notamment Etienne Boullée et surtout Jean-Jacques Lequeu le bien nommé, lequel ne s'embarrassa pas de circonvolutions pour représenter un boudoir en forme de sexe féminin ou telle tour de garde ressemblant assez exactement à un godemiché. Mais l'architecture moderne du XXe siècle n'est pas restée en carafe sur le sujet. Dans son texte célèbre L'ornement est un crime, l'Autrichien Adolf Loos expliquait d'ailleurs en 1908 : «Une ligne horizontale : la femme allongée. Une ligne verticale : l'homme qui la pénètre.» Voilà qui est clair! C'est ce que nous rappelle Monica Bonvicini dans son installation (lion d'or à la Biennale de Venise de 1999) intitulée I Believe in the Skin of Things as in That of Women , reprenant une citation de Le Corbusier («Je crois en la surface des choses comme en la peau des femmes»).
Cette citation est écrite dans un caisson éventré qui sert de petit coin à des graffitis obscènes, en l'occurrence machistes : «Une fenêtre se tient droit comme un homme» (Auguste Perret), etc. D'où la réponse de l'une des femmes architectes célèbres de notre temps, l'Iraquienne Zaha Hadid : «Coupez-vous la bite et mangez-la». Sans aller jusqu'à de tels extrêmes, Monica Bonvicini se collette des espaces, du concret, des matériaux, des formes et surtout s'empoigne avec la perception réelle que peuvent en avoir spectatrices et spectateurs. Titre de l'exposition: «Crier et secouer». C'est-à-dire : rendre criantes, par des expériences visuelles, ou plus si affinités, certaines composantes implicites de l'espace, et ce faisant des arts plastiques.
Ainsi entre-t-on dans l'exposition par une pièce un peu trop ventilée, puisque constituée d'un couloir assez étroit muni de deux gros ventilateurs incrustés dans chacun des murs, broyant à la fois toute autre sonorité et toute stabilité.
Mains rugueuses . Monica Bonvicini se coltine également l'image et l'espace filmiques. Sa pièce, Destroy She Said (citation du Détruire, dit-elle de Marguerite Duras), est une installation à deux grands écrans, l'un droit, l'autre incliné, où défilent les héroïnes du cinéma, tant américaine (Shelley Winters), italienne (Monica Vitti) que nouvelle vague (Anna Karina). Avec un leitmotiv : la contrainte imposée par les éléments architecturaux du décor. Poussée contre un mur, coincée dans une porte, la femme au cinéma est physiquement menacée par l'extérieur des bâtiments comme par l'intérieur. Monica Bonvicini a également construit, sur un plan en croix, un espace totalement clos à base de différentes clôtures vendues sur le marché, emprisonnant ainsi chaque visiteur.., à l'extérieur.
Mais Monica Bonvicini est aussi une brillante enquêtrice. Ainsi a-t-elle
fait passer un questionnaire à des ouvriers du bâtiment aux Etats-Unis,
en Italie et près de Grenoble sur le thème «Que pense
votre femme ou copine de vos mains rugueuses et sèches ?». Elle
leur a aussi demandé: «La construction est-elle un métier
masculin ?»; «considérez-vous les matériaux et les
processus de construction comme érotiques ?» - «les marteaux
piqueurs» a répondu l'un. Ou bien: «Quel est le
mot le plus usité sur les chantiers ?» - «vite»,
«béton, putain, fait chier», «merde et pédé».
Et puis la question finale: «Qui souhaitez-vous emmurer ? »,
amène son lot de réponses du type: «mon chef»,
«les politiciens», «vous» ou «Jean-François».
Un ouvrier anglophone, qui voulait «emmurer Jennifer Lopez»,
rappelait que le mot le plus usité sur ses chantiers était
«building». En anglais, à la fois le bâtiment
et son édification. Construire, disait-il.
Elisabeth Lebovici
(1) Sa brillante analyse de la maison «E.1027» de l'architecte
Eileen Gray (Roquebrune-Cap-Martin, France) et son recueil d'essais Sexuality
and Space, édité à l'université de Princeton (Etats-Unis).