Vraiment féminisme et art
Le féminisme, strapontin de l'art ?
Libération, 17 avril 1997, P. 37
L'écran est austère, l'image noire.
On y voit une main déchirer, sans ciseaux, des morceaux de journaux et
les enfourner dans une bouche. Manger les journaux. Performance ? Oui et non.
La reconstitution d'un geste mais aussi l'image la plus forte qu'on ait pu donner
de la condition d'une prisonnière : mâcher les images de bouffe
reproduites dans les magazines féminins. C'est comme ça qu'on
«mangeait» dans les prisons de femmes françaises, en 1974,
lorsque les vidéastes Nil Yalter, Nicole Croiset et Judy Blum avaient
rencontré Mimi, ex-détenue à la Petite Roquette. La prison
parisienne, aujourd'hui disparue était construite sur le modèle
du Panoptikon rendu fameux par Michel Foucault, et les conditions de vie y étaient
littéralement infilmables. Voici pourquoi il faut voir l'installation
de photos, textes et vidéos, que Mimi a su faire composer aux trois femmes
artistes et qui transforme les documentaires consacrés «de l'extérieur»
à la question «de l'intérieur» en pipi de chat. Cette
installation, jamais montrée en France, dormait jusqu'ici dans la collection
du Fonds national d'art contemporain, qui s'était empressé de
l'acheter, of course. La voilà aujourd'hui ressuscitée dans «Vraiment.
Féminisme et art», l'exposition qui occupe une partie du Centre
d'art contemporain de Grenoble.
il aura fallu une critique américaine, Laura Cottingham, pour réaliser
cette exposition, une première en France. Au pays du Deuxième
Sexe de Simone de Beauvoir, qui vit naître, après 1968,
un fort mouvement de libération des femmes, la question d'un art
féministe
n'a jamais constitué un thème digne d'une institution, d'un musée.
Il faut dire que le féminisme est ici une notion dévalorisée:
«Je ne suis pas féministe mais... » entend-on souvent
dire, comme si l'engagement était désormais honteux, renvoyant
les années 70 à ses doubles foyers. D'un autre côté,
le monde de l'art contemporain continue de marcher en France, sans se soucier
vraiment de la place que les femmes y occupent ou non. Que les artistes
de Face
à l'Histoire (Beaubourg) soient des hommes en majorité super-écrasante,
qu'un opuscule français tout neuf sur l'Art contemporain (1)
n'offre qu'un strapontin aux femmes artistes... tout passe, rien ne casse.
Au contraire, depuis 1985 aux Etats-Unis, le groupe anonyme Guerilla Girls frappe
fort en exposant, par voie de flyers, d'affiches ou de l'Internet, les discriminations
sexistes ou racistes dans le système artistique. En 1992, la WAC (Women's
Action Coalition) a, sur le mode d'Act Up, créé une communication
visuelle efficace pour ses interventions politiques. Le féminisme est
enfin considéré comme un ferment, voire une source d'inspiration
dans les changements récents intervenus dans le projet esthétique
de l'art contemporain. Comme l'a expliqué la critique américaine
Lucy Lippard: «L'art féministe n'est pas un style ni un mouvement,
mais, au contraire, un système de valeurs, une stratégie révolutionnaire,
comme Dada et le surréalisme avaient été un "non-style".»
Bon. L'exposition de Grenoble n'est pas véritablement concluante sur
ce point. Peut-être parce que les travaux qui y sont rassemblés
(en quelques mois de temps, c'est sans doute trop peu) collent à un moment
historique, les années 70, où des femmes artistes ont commencé
de s'exprimer en tant que telles, d'épeler, en quelque sorte le b.a.-ba
de leur oppression. L'une des artistes présentes dans l'exposition, Léa
Lublin, explique : "Un jour, Françoise Janicot (autre artiste
présente à Grenoble) a invité cinq femmes plasticiennes
dans son atelier, pour une journée sur le thème de l'enfermement.
Moi, je suis sortie, je suis allée sur le pont Marie et j'ai plongé
dans la Seine une grande bannière sur laquelle j'avais écrit toutes
les bêtises qu'on dit sur les femmes, pour les dissoudre symboliquement.»
D'où le côté «Vraiment» de l'exposition, accrochée
de toutes ses dents au contexte de l'époque, la majorité des travaux
devenant ainsi plutôt des témoignages. Le désir de vérité
s'éprouve ici douloureusement: ainsi, deux cibachromes ne laissent rien
ignorer du travail de la mort sur le visage émacié d'une femme
artiste, Hannah Wilke, laquelle, dans les années 70, s'était autoreprésentée
triomphante, le corps parcouru de stigmates provisoires en chewing-gums.
Le mérite de l'exposition tient à la résurrection de quelques
exemples évacués des catalogues et de l'histoire de l'art. Ainsi,
ce magnifique cortège, immobile et planant, de robes-manteaux à
capuchons cousus ensemble pour ne faire qu'un seul habitacle rouge et ignifugé.
Same Skin for Everybody (1968) est de Nicola, une artiste qui depuis
longtemps ne se manifeste plus. Mais le problème est qu'il manque à
peu près toutes les femmes des années 80 ou 90, de Cindy Sherman
à Annette Messager, de Zoe Leonard à Sophie Calle, de Barbara
Kruger à Kiki Smith (la liste est immense). Celles-là n'ont pas
toujours été des militantes, mais elles sont devenues bien plutôt
des modèles, l'histoire de l'art contemporain ne peut se passer d'elles.
A relier d'un fil un peu raide, un peu straight, des prestations des années
70 à quelques exemples choisis dans les 90's, l'exposition manque la
marche d'un art où les minorités (et les femmes en sont une, politiquement)
ont propulsé sur la scène artistique les images configurées
à leurs désirs, à leurs fantasmes. C'est-à-dire,
des représentations.
Elisabeth Lebovici
(1)Catherine Millet, L'Art contemporain, 1997, coll. "Dominos",
Flammarion.