Lothar Hempel Alphabet City


 


«Des décors, mais pas de coup de théâtre»
Les affiches de Grenoble et du Dauphiné, Grenoble, 2 au 8 mars 2007, p.150-151

Pour sa première exposition rétrospective, l'artiste allemand Lothar Hempel présente une soixantaine de pièces au Magasin. On découvrira là une oeuvre hétérogène, énigmatique, voire onirique, proposant des amorces de fictions et des références insistantes au monde du spectacle. Mais là où l'on attendait des corps, il n'y a que décors...

Je me souviens d'une exposition de LILI DUJOURIE au Magasin, il y a déjà de cela dix-sept ans. L'artiste présentait alors, parmi d'autres oeuvres, un somptueux cadre de tableau, mais... sans tableau! Dix-sept années plus tard, dans les salles de ce même Magasin, tout se passe comme si Lothar HEMPEL, qui d'ailleurs se déclare «peintre», exposait à son tour l'encadrement, mais omettait de nous livrer la peinture. En effet, les installations de cet Allemand, né à Cologne en 1966, proposent de véritables dispositifs scéniques, sortes de décors de théâtre évoquant de supposés récits, mais ne les racontant jamais. Combinant peintures, sculptures, dessins, photos, collages, vidéos, textes et ambiances sonores, les oeuvres servent un propos apparemment narratif, mais flottant, incertain, indéterminé, imperméable à toute tentative franche de lecture. Florence DERIEUX (l'une des deux commissaires de l'exposition, avec Yves AUPETITALLOT) parle avec beaucoup d'à-propos de «perception sans objet». Lothar HEMPEL donne à voir des collages d'éléments disparates issus de plusieurs niveaux de la réalité, en mimant (semble-t-il) la mécanique d'élaboration des rêves - des rêves d'une certaine «pauvreté» toutefois, étrangement cérébraux et désincarnés. Il ne livre pas les clés de son travail, les raisons de la mise en relation de ces éléments entre eux. Délibérément, il n'explique rien: l'oeuvre est laissée à son silence, à son mutisme, à son autisme presque.

La notion de «décor» est ici d'autant plus opérante, que l'artiste, effectivement, occupe l'espace tridimensionnel, mais avec des «composants» le plus souvent en deux dimensions - tout comme dans le théâtre classique, où la sensation de profondeur spatiale est rendue par des décors formés d'étagements de toiles peintes. Comment associer l'image au volume? Les «sculptures» de Lothar HEMPEL se trouvent souvent constituées au moins pour partie de plans, de surfaces, de volumes aplatis (photographies, peintures sur papier, panneaux peints, plaques de métal, écrans, etc.), lesquels sont agencés entre eux pour «occuper» un espace défini. La question de l'espace, du reste, est vraisemblablement centrale dans ce travail. L'artiste matérialise l'espace par la réunion de ces objets, lesquels, en retour, changent la nature dudit espace (comme les prêtres de l'Antiquité transformaient un bout de terre en temple sacré, par le simple acte de tracer un périmètre du bout de leur baton). Cette combinaison d'objets hétérogènes scénarise et scénographie l'espace. La référence théâtrale se révèle encore davantage prégnante, par le fait que HEMPEL adjoint volontiers à ses "sculptures" des spots semblables à ceux d'une rampe de scène. De même, ses grandes encres et peintures acryliques sur panneaux de contreplaqué découpés en silhouette ne cachent nullement leur revers laissé à l'état brut, tout comme les artifices permettant leur exposition (pieds, cales, contreforts). Mais il y a plus: l'artiste incite clairement le visiteur à tourner autour de l'oeuvre, lors même que cette oeuvre parait plane et pensée pour une vision frontale; à cet effet, il dispose, au dos de l'oeuvre, photos et textes sensés en élucider la signification, comme s'il cherchait à ce que nous nous intéressions aussi à l'envers du décor. L'espace est un endroit cet endroit peut être aussi un envers.

Une telle et continuelle allusion au théâtre ne doit pas, cependant, faire illusion: Lothar HEMPEL ne nous invite nullement à une théàtralisation de nos vies, mais bien à l'inverse à une résistance aux séductions du spectacle et de la distraction. Conçues en quelque sorte pour «décevoir» nos réflexes de consommateurs, les installations de HEMPEL ne divertissent pas, parce qu'elles se révèlent opaques, impropres à une compréhension toute mâchée et à un usage esthétique immédiat. L'artiste, même s'il n'aborde jamais tout à fait explicitement la question, dénonce aussi la faillite des idéologies et le vide - le néant presque - que cette faillite a causé. On songe ici par exemple à son Abstract Socialism, où la doctrine marxiste se trouve soudain réduite à une bicyclette rouillée et dépourvue de roue avant, une lampe-tempête éteinte et un moniteur vidéo, le tout exhibé sur un plateau tournant de ceux que l'on utilise dans les foires et salons commerciaux. La sphère religieuse n'est guère mieux traitée, si l'on en croit ces mannequins au harnachement un brin ridicule (habillés de feutrine, de caoutchouc et de nylon), chargés de représenter le Panthéon de l'artiste. Accoutrées de prothèses, accablées de membres réduits à des moignons, empêtrées dans leurs systèmes pileux postiches, ces divinités-là tiennent des poses prostrées ou bien s'abandonnent à des gesticulations grotesques et bravaches. De ce point de vue, l'aspect très ruiniste de certaines des grandes images sur panneaux découpés de Lothar HEMPEL n'est peut-être pas indifférent: ces palissades disloquées et ces façades béantes témoignent aussi, en un sens, d'un monde à vau-l'eau, désespérément livré à l'échec des utopies. Les dieux sont décidément fatigués; et le théâtre ne peut plus avoir recours, comme au Grand Siècle, à son providentiel deus ex machina.

Jean-Louis Roux