Lothar Hempel Alphabet City
«Hempel/Scurti et la question du dispositif contemporain»
www.lacritique.org, Paris, 19 mars 2007
L'exposition du Magasin, qui se déroule du 11 février au 6 mai
2007, renvoie à la question du dispositif. Ce texte se présente
comme le deuxième volet d'une réflexion à ce sujet, dont
la première partie se trouve dans la rubrique tactiques ("Le traumatisme
Duchamp, la question du dispositif", Daphné Le Sergent).
Le dispositif contemporain est une installation d'éléments extraits
du réel, objets aussi bien qu'images, invitant le regard du spectateur à une
libre circulation entre ces éléments. Le terme de dispositif
a supplanté celui d'installation quand, dans les années 80, on
reconnaît dans la sculpture contemporaine le souci de prendre en compte
le support socio-politique de l'oeuvre, soit la structure institutionnelle
qui l'accueille. Mais, si le dispositif artistique propose une scénographie
du visible sur la scène muséale, il n'en est pas moins le
fruit d'un désir créateur, répondant ainsi à la
notion de dispositif pulsionnel qu'en donnait Jean-François Lyotard
en 1994.
L'équipe du Magasin de Grenoble nous présente deux points de
vue différents sur la question: d'un côté l'exposition
de Franck Scurti fait du dispositif artistique une attitude critique vis-à-vis
de la politique culturelle de l'état, celle de la commande publique,
de l'autre côté, Lothar Hempel laisse la libido affluer à la
surface du signe, se rapprochant de l'idée de dispositif pulsionnel.
1) "What is public sculpture ?" tel est le titre de l'exposition de Franck Scurti dont la réponse scande l'espace de La Rue du Magasin. On y découvre de grands volumes, aussi imposants que les sculptures publiques occupant les places et les ronds-points de la ville, tantôt proches de la sculpture figurative de la fin du 19ème siècle, tantôt parodiant des auteurs plus contemporains, rubans de Max Bill, lignes enroulées de Bernar Venet, arches de Calder ou de Marc di Suvero... Tous ont fait l'objet d'un habillage street wear, grafts et taggs de couleur inscrits à hauteur humaine, comme s'ils avaient vraiment été arraché à l'espace public. Ces sculptures ricochent ainsi sur la perception que l'on a habituellement de l'art dans la rue. Elles pointent dans une même forme, nous dit l'artiste, la question de "l'art public et de sa vandalisation" systématique - l'appropriation qu'en font certains jeunes -, bref elles se jouent en même temps de la pomme et du ver.
Si Franck Scurti aime à mettre en exergue les paradigmes visuels de
l'absurde et à s'inspirer de Dada, dans cette présente exposition
il rehausse plus qu'un simple non-sens et, quelques semaines avant les élections,
rappelle les disfonctionnements de la politique culturelle en terme de commande
publique. Et Scurti de rappeler la question des élus revenant le plus
souvent: " est-ce que ça résiste aux produits anti-tags
?" Mais peut-on dénoncer les mauvaises marches de l'institution
lorsqu'on se trouve au sein-même de l'oeuf ? Peut-on dynamiter ainsi
l'institution de l'intérieur ?
Rue au Grand Palais, qui s'est tenue en octobre 2006, proposant tout un éventail
de la culture urbaine et hip-hop, venant se placer pour l'Etat comme une sympathique
vitrine de communication alors que les émeutes des banlieues de 2005 étaient
encore vives dans les mémoires. N'assiste-t-on pas là à une
auto-légitimation de l'état, celle de prendre en considération
la culture dite urbaine, celle des banlieues, alors que les inégalités
sociales se font criantes ? De même, Franck Scurti n'offre-t-il pas à l'institution
la propre critique de son système comme la pièce manquante d'un
puzzle, ou le point d'interrogation â la fin d'une phrase ? Qu'on en
décide. Certes, aujourd'hui les décisions d'achat de commande
publique se font d'après des commissions, et le Magasin n'a, à priori,
rien à voir avec la promotion d'un art voué aux tags. Mais commande
publique et centres d'art font tous deux l'objet de la même politique
culturelle, celle de défense de la création auprès du
public, et renvoient à l'appareil muséal et à sa temporalité que
décrit Jean-Louis Déotte.
« (Et) le coeur du pouvoir est bien au centre en un lieu idéalement
vide selon les analyses de Lefort, mais depuis la désincorporation du
corps politique qui s'ensuivit, la recherche de l'arché, de l'archive
(et) entraîne une dissociation du projet et de sa temporalité: d'un
côté I'idéologie révolutionnaire, de l'autre l'archéologie
refondatrice. Le Musée du Louvre sera pensé comme ce qui, d'un
côté, émancipe les oeuvres du passé, réduites
jusqu'alors a l'obscurité des collections princières ou monastiques
les livrant enfin à la pleine visibilité de la communication sans
limites, et de l'autre comme ce qui atteste la permanence idéale de l'unité politique
des Français. (Jean-Louis Déotte, Qu'est-ce qu'un appareil
? Benjamln, Lyotard, Rancière, p-24)
Le dispositif artistique à la Scurti pourrait apparaître comme l'événement permettant l'inscription de l'oeuvre dans un dispositif plus vaste, le dispositif muséal. Et ce que tout cela semble surtout montrer, c'est un autre paradoxe de la culture contemporaine: un objet démesurément imposant, de fausses sculptures publiques, pour marquer la fugacité de l'air du temps.
2) "Alphabet City" de Lothar Hempel occupe l'autre partie de l'exposition du Magasin. Elle souligne un aspect différent du dispositif artistique, la question du désir. Jean-François Lyotard définit le dispositif comme le branchement de la libido dans des régions du réel, métamorphosant, canalisant et régulant l'énergie, le désir compris comme force, dans un agencement de formes. Il utilise la théorie freudienne liant Eros à Thanatos. L'appareil psychique n'est pas une machine qui permet la régulation du désir vers le seul principe de plaisir, vers l'accomplissement d'Eros unificateur mais il subit également les forces d'un principe de dispersion (sexualité, processus primaire, pulsion de mort). C'est cette force de dispersion qui va devenir le moteur des dispositifs. Le sujet n'est alors plus compris dans un espace unitaire qui lui serait propre (principe unificateur, Eros) mais donné dans la course d'un désir. Les dispositifs rendent comptent de ce mouvement permanent, marquent ainsi l'avènement d'une bande libidinale où intérieur et extérieur du moi sont confondus dans une danse, où il n'y a plus de distinction entre sujet et objet mais l'agitation folle de la libido.
C'est bien de cela dont il semble s'agir lorsque l'artiste déclare: "Ici, le moi est fluide et dynamique, c'est une métaphore sociale. Il est sans commencement ni fin. Je me plais à construire des situations qui ont des qualités oniriques où intérieurs et extérieurs ne sont pas en contradiction (...)".
Il semble donc important de ne pas considérer son oeuvre dans le seul
sens d'un dispositif artistique inscrit dans le dispositif muséal ou
bien compris par rapport aux conditions sociales et économiques qui
l'ont vu émerger. Certes, ces oeuvres sont des constructions de fragments
empruntés au réel, juxtaposition de ces éléments
au profit d'une résonance toute créatrice mais qui n'est que
le lointain écho de la société du spectacle. Florence
Derieux, commissaire de l'exposition, écrit à son propos : " En
faisant coexister différentes strates de réalité, Lothar
Hempel attribue aux objets un sens fictif, opération qui pour les Surréalistes
ne relève pas du jeu mais de la philosophie, et repose sur la croyance à la
réalité supérieure de certaines formes d'association négligées
jusqu'ici, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de
la pensée." Les oeuvres d'Hempel, de par leur nature surréelle,
semblent opérer directement sur notre perception du monde, comme dans
un ultime acte de résistance à la société du spectacle.
Dans Endlose Reise (Journée sans fin), 2006, une barque est abandonnée
sur le sol sec du musée. S'y déploie une voile, non plus réceptacle
souple ployant sous le vent mais rigidité plate d'un écran de
bois. Sur cette voile noire, des silhouettes s'articulent les unes avec les
autres: femme vêtue de fourrure, gros plan cinématographique sur
un visage d'homme, jambe sensuelle d'une star. Ce sont bien là les vignettes
réagencées d'une société médiatique, cristal
recomposé de la société du spectacle.
Pourtant, observez bien ces images: les corps n'y sont pas comprimés
mais semblent offrir chacun les détours à la figure voisine,
tous soudés dans l'irradiation d'une lumière, ampoule rouge fixée à la
voile. Ils sont les occupants de cette embarcation immobile, portés
par la vague fixe de la lumière des projecteurs. L'éclat aveuglant
de cette lumière en a figé les corps, les a soudés les
uns aux autres comme si ils étaient l'instantané kaléidoscopique
dune société du spectacle. Cette lumière qui les inonde,
qui les plonge tous dans la même fascination, constitue pour l'artiste
autant que pour le spectateur, un appel, une aspiration vers l'infini. Explosante-fixe,
dirait Godard de l'expérience humaine de l'image cinéma: pour
lui, le cinéma est une projection, projection lumineuse qui nous gorge
de lumière autant que projection de nos histoires et de nos utopies.
Et tous ces espaces de rêve font écho avec ce sentiment d'absolu
qui semble inviter l'être à se réinventer à chaque
désir, à faire couler sa schize - séparation entre soi
et le monde - dans un périmètre toujours plus grand autour de
lui. La lumière blanche des projecteurs rend coextensif les corps, les
soude les uns aux autres dans le dessein d'un espace collectif, utopique, celui
du cinéma et du rêve. Elle participe d'une force de dispersion,
Thanatos ou désir lyotardien : les corps ne sont plus donnés
pour eux-mêmes, dans un principe d'unité, mais soufflés
au-delà de leurs propres limites, dans cet espace d'absolu qui signe
le danger d'un prochain naufrage dans un monde d'ambivalence.
Daphné Le
Sergent