Lothar Hempel Alphabet City
«Lothar Hempel - Alphabet City»
Archistorm, Paris, Mars/Avril 2007,
p.18-19
AU MAGASIN, L'EXPOSITION RÉTROSPECTIVE DE LOTHAR HEMPEL NOUS INVITE A
UNE DÉAMBULATION DANS L'ESPACE NARRATIF QUE COMPOSE LA RÉUNION
DES OEUVRES POLYSÉMIQUES DE CET ARTISTE ALLEMAND.
L'exposition Alphabet City de Lothar Hempel, qui se développe dans
les galeries principales du Magasin, reformule dix ans de la pratique de cet
artiste. Les oeuvres qui la compose sont constituées d'éléments
de provenances diverses, de l'imagerie artistique aux icônes populaires,
en passant par une iconographie sociale. Cette tactique d'assimilation est
devenue coutumière dans l'histoire de la production artistique, mais
ce qui change chez Lothar Hempel c'est la destination d'une telle entreprise.
Car le plus souvent l'appropriation et le détournement dans leurs formulations
habituelles sont fondés sur un retour sur investissement: le détournement,
tel qu'il est formulé par Guy Debord et les Situationnistes, s'empare
d'un vocabulaire idéologique pour le revêtir d'une autre idéologie:
l'appropriation des pères de la modernité fonde, chez Sturtevant
par exemple, une critique de la légitimité de ceux-ci. Au cinéma,
le montage permet à Giorgio Agamben d'affirmer qu' "on fait du
cinéma avec du cinéma". Le produit final n'est jamais que
le même, différemment. Pour déplacer le principe dans un
autre secteur de production artistique, le Rock, selon Christophe Kihm, a fait
de la reprise une modalité symptomatique d'expression et d'évolution
qui consiste à reparamétrer une composition musicale. Ces modifications
effectuées, l'oeuvre qui en résulte s'inscrit dans un champ référentiel
modéré par son original
et ses éventuelles autres modulations. C'est ce jeu d'auto-référencement
qui est dévié par Lothar Hempel. Les éléments qu'il
utilise sont bien arrachés de leurs contextes originels, mais leur lieu
d'arrivée ne leur offre pas de reformulation symbolique stable. Ainsi, Abstrakter Socialismus (socialisme
abstrait) se compose d'un vélo Bismarck
posé sur un socle rotatif lui-même parsemé d'éléments
géométriques. Le véhicule de l'ouvrier se transforme en
un simple motif servant d'élément décoratif à une
machine spectaculaire lancée dans une rotation sans fin, mêlant
résolution et contemplation extatique. On y observe la transformation
d'un signe en un élément détaché de toute conviction
unilatérale.
Retranscrits en peinture, recomposés sous forme d'objets tridimensionnels
ou remaniés en vidéo, les extraits que l'artiste utilise se refondent
dans un ensemble énigmatique. L'exposition dans sa globalité est
ainsi ponctuée d'oeuvres qui une fois réunies composent la trame
d'un scénario ouvert, dont les tenants et les aboutissants restent en
suspens. A cette polysémie d'interprétations sont adjoints des
textes, rédigés par l'artiste, dont la forme narrative est détachée
de tout contexte. On y lit des histoires aux potentiels évocateurs forts
et qui remettent en question une localisation au sein d'une histoire précise.
Elles errent, comme les oeuvres qu'elles accompagnent, sans début ni
fin, sans provenance ni but, dans un espace aux multiples directions. Ainsi
plusieurs oeuvres, telles que Nur das Lächeln bleibt (Seul le
sourire reste), sont composées de représentations de personnages
découpés
dans des imprimés de provenances diverses, puis agrandies sur des panneaux
qui viennent orner un socle apparenté à une scène de théâtre.
L'extraction de leurs contextes d'origine transforme ces éléments
en un matériau brut, délocalisé, et vide de ses sens d'origine.
Ainsi détachées de toute contingence, détournant les connotations
et les intentions auxquelles ces images étaient soumises, ces mêmes
images sont reformulées dans un espace où une action, une narration,
semble inhérente. Les réalisations de Lothar Hempel apparaissent
ainsi comme les éléments d'un propos dont l'articulation logique
a disparu, dont la direction reste â construire. Le spectateur en ce
lieu énigmatique, qui ne tient plus tant de l'espace de monstration
que de l'espace scénique, est invité à prendre en main
les éventualités proposées par l'artiste, à leur
adjoindre une temporalité. La polysémie ouverte qu'il met en
place s 'appréhende comme une invitation à la mise en marche
de scénarios multiples, composables à partir des opportunités
que constituent ses oeuvres. Ainsi, au fond de ce long couloir que composent
les différentes salles du Magasin, la visite se termine face à Vorwärts! (Arrière
!). Photographie trouvée et trouée d'une jeune
femme en marche frappant sur un tambour, installée sur un cheval en
métal sur la tête duquel une ampoule allumée figure l'injonction
du titre; elle nous invite également à parcourir l'exposition
en sens inverse.
Texte de François Aubart et Sadie Woods