Lothar Hempel Alphabet City


 


«Art de Cologne»
Numéro, Paris, Mars 2007, p.120-122

"Une rétrospective, c'est comme une psychanalyse. Vous restructurez les relations entre différentes images du passé pour produire une version idéalisée du présent". Consacré au Magasin de Grenoble, Lothar Hempel décrit pour Numéro son processus de création.

Lothar Hempel, dandy sensible et discret de la génération 60's, n'a pas vécu les grandes révolutions politiques, sociales et artistiques du XXè siècle, mais continue d'en véhiculer une relecture par son art. Cet artiste de Cologne bénéficie aujourd'hui d'une grande rétrospective, sa première, au Magasin de Grenoble. Difficile de cerner formellement ce travail qui brouille les références et réactive des icônes à travers des personnages parfois fantomatiques, héroïques ou honnis, filtrés via des mannequins en feutrine, des photographies ou des peintures.
Son art porte sur des images diverses, des strates, de l'accumulation, des références croisées. Il cristallise des moments précis, ceux d'une utopie ou d'un engagement, et nous renvoient à notre présent. Que reste-t-il? Qui reste pour résister? Et résister à quoi? C'est flou, opaque, et cela oscille entre le Bauhaus, le design, le graphisme, les années 70, le théâtre, les costumes, la mode. Hempel pense que nous vivons une période effroyable: culture populaire, masses, foules, communautés sont au coeur de ce travail intelligent, et c'est dans son atelier qu'il nous reçoit pour en parler.

Numéro: Etes-vous stressé parcette première exposition rétrospective?
Lothar Hempel: Pas vraiment stressé, même si une bienséante dose de trac entre en jeu dans toute apparition publique. Je suis davantage inquiet des implications liées à la rétrospective. Jusqu'à quel point elle me définit comme un sujet artistique qui réalise des choses d'une manière unique, "à la Hempel". Si vous ne faites pas attention, des expositions comme celle-ci peuvent très bien vous enterrer pour de bon, tant elles ont tendance à prouver que ce que vous faites a un sens. J'ai toujours su qu'une certaine liberté d'expression peut se perdre si l'on devient trop satisfait de ses propres qualités. Il faut faire preuve d'une très forte personnalité pour combattre son propre succès de manière à garder suffisamment de distance par rapport à sol-même.

Avez-vous produit des nouveaux travaux pour l'exposition?
Je réalise une nouvelle installation pour La Ville Alphabet. Elle va s'appeler ABC et elle s'appuie sur une photo publicitaire en noir et blanc pour la Harlem Experimental Dance Company, datée de 1981. C'est l'image incroyable de cinq femmes dans un moment de danse et de joie quasi extatique. Mais ces femmes sont des danseuses professionnelles qui savent parfaitement bien comment se présenter. Leurs mouvements sont ritualisés. Leurs sourires sont des signaux. Il n'y a rien de naturel dans cette photographie, elle est purement artificielle. Je vais en faire un agrandissement de trois mètres de haut sur six mètres de large, et la découper en fragments, chacun mettant en lumière un aspect différent de limage de départ. C'est une intervention cinématique. Comme des zooms sans mouvement, sans profondeur. A la fin, on verra trois structures sur pied qui pourraient former la toile de fond d'un studio de télé fictif. C'est aussi de là que vient le nom ABC - c'est un travail qui plonge au coeur des ténèbres le spectacle de grande diffusion.

D'où vient cette photo?
Comme d'habitude, cette photo vient de ma collection d'images trouvées. C'est une image qui me possède réellement. Cela fait déjà environ deux ans
que je la regarde, et elle a fait son chemin en moi. Le moment est venu de la remettre en circulation, dans une nouvelle économie de signes, de façon à la changer en quelque chose d'imprévu. Mais le travail n'est pas encore fini. J'ai le sentiment que cette nouvelle oeuvre va influencer la manière dont les oeuvres plus anciennes seront perçues. Une rétrospective, c'est presque comme une psychanalyse. Vous restructurez les relations entre différentes images et différents moments du passé pour produire une version idéalisee du présent. C'est un processus à la fois beau et douloureux.

Et ce titre, Ville Alphabet? Comparez-vous vos travaux produits depuis plus d'une dizaine d'années à une ville ?A une forme de design? A une architecture?
Comme toujours, j'ai choisi un titre qui sert de point de départ à une chaîne d'associations, comme le titre d'un film. La Ville Alphabet est chargée de références historiques, mais ce titre contient aussi la notion de "ville primitive", un modèle de cité où le quadrillage formé par les rues est la structure de
base d'un langage servant de toile de fond à un échange infini de possibilités et de choix. J'aime beaucoup cette idée. Il me semble que tout mon travail de ces dix dernières années se place d'une certaine façon dans cet univers parallèle. Si vous regardez les textes que j'ai écrits pour accompagner mes installations, vous y trouverez toujours des descriptions de situations architecturales comme métaphores de constellations idéologiques, et vice versa. Au cours des années, tous ces travaux réalisés se sont transformés en un récit gigantesque où tout est relié. C'est un monde flottant. Rien n'est solide ici, dans la Ville Alphabet.

Votre travail est rempli de références souvent cryptées, Liam Gillick, dans le catalogue, dit que vous produisez "des espaces esthétiques dominés par les fantômes de moments particuliers du passé".
Mais il a aussi écrit dans la phrase suivante: "Pourtant, il n'y a jamais lieu de taxer son oeuvre de nostalgique". J'aime voir mes oeuvres comme des lieux où l'on peut faire des rencontres. Là, on rencontre des fantômes et on partage un moment de pensée sur le possible et l'impossible. Ces fantômes sont des amis très chers et je me réjouis de vous les présenter.

Peut-on quand même dire que votre travail est empreint d'une certaine mélancolie liée à l'idée de révolution au sens politique, ou d'une utopie?
Bien sûr, la fin de l'utopie est le grand thème de nombreux artistes de notre époque. Je pense que mes premiers travaux avaient souvent une résonance presque apocalyptique. C'était une ère de destruction joyeuse. Un geste très romantique. Maintenant, je suis moins sceptique. Evidemment, nous vivons dans une époque horrible et je me sens impuissant, mais je trouve un certain réconfort dans la certitude qu'il s'agit d'une période de transition.

Vous imaginez un hier meilleur qu'un aujourd'hui ?
Cela dépend. Peut-être serait-il pertinent de citer un texte que j'ai écrit pour l'exposition Samstag Morgen, Zuckersumpf (Samedi matin, marais sucré)
à la Galerie Robert Prime à Londres, en 1997. C'est une sorte de journal des expériences d'un groupe fictif dans une situation fictive à une époque fictive, qui résume assez bien mon sentiment sur la vie.

Jeudi
"II nous faut devenir bien plus abstraits", a dit Andrew ce matin, et lui-même a été obligé d'en rire, parce qu'au lieu d'abstrait, il aurait aisément pu dire concret. Ce n'est probablement qu'une question de temps avant que nous nous séparions pour aller travailler et vivre dans de nouveaux groupes. Le nouveau ne sera pas pire ou meilleur que l'ancien, seulement différent, et peut-être ne sera-t-il qu'une façon pour chacun de retourner où il était auparavant. Toutes les attitudes possibles face à la vie semblent reliées par un magnifique système de portes, que l'on ne traverse que pour le plaisir de passer le seuil.


Et demain... que se passera-t-il après la rétrospective?
Selon la logique de mon texte, je devrais répondre: demain, c'est samedi, samedi, c'est Samstag Morgen, Zuckersumpf t

propos recueillis par Nicolas Trembley, portrait Kira Bunse