John Miller
«Chaud, le marron»
Les Inrockuptibles, Paris, 18 août 1999, p. 58-59
Entre merde et or, entre sculptures trouvées et jeux télévisés
recomposés, l'Américain John Miller multiplie les références
à l'histoire de l'art contemporain pour dire les tensions et paradoxes
de la société médiatique. Première rétrospective
française d'un acteur de la fondamentale scène californienne.
Dès l'entrée, dans les salles du Magasin, le ton est donné
: le visiteur se retrouve face à une porte dont la particularité
est cette couleur marron qui sera le fil conducteur de l'exposition - comme
d'ailleurs le leitmotiv de l'oeuvre de John Miller. Un marron sans ambiguïté
qui cherche à se rapprocher le plus possible de la matière fécale.
C'est cette couleur qui vous prend par la main comme un guide affable et vous
entraîne, depuis cette porte hermétiquement close (et pour cause,
elle est adossée à un mur), jusqu'à Now we’re
big potatoes (“Maintenant, nous sommes de grosses patates”),
sculpture de 1992 installée dans la dernière salle, faite d'un
mannequin représentant un jeune homme souriant en costume de bain, le
pied droit fiché dans un monticule marronnasse façon crotte de
chien, qui semble vous dire au revoir, et merci d'être venu. L'exposition
grenobloise rend compte de l'obstination de Miller à utiliser cette couleur,
qui occupa une grande partie de sa production depuis le milieu des années
8o et pendant une dizaine d'années. On la retrouve sur de grands miroirs,
sur une boule de taille imposante pendant du plafond, ou engluant divers objets,
comme cette pauvre poupée blonde juchée sur un tas de seaux en
plastique coloré. Souvent la forme des oeuvres en évoque une autre
: tableaux trouvés de Spoerri qui auraient été passés
au carsher à crotte, ou Non site (c'est d'ailleurs le titre
d'une pièce de Miller) de Robert Smithson ayant subi le même traitement.
Cette couleur, qui le rendit aussi populaire, évoque pour l'artiste "le
rapport entre la matière fécale et ses fondements dans l'économie
libidinale et le fétichisme de la marchandise"- on retrouve à
ce titre fort judicieusement ce travail de Miller dans l'exposition intitulée
Le Capital, organisée au Centre régional d'art contemporain
de Sète par Nicolas Bourriaud. Ce n'est d'ailleurs pas ce qui convainc
le plus dans l'exposition grenobloise, où l'on préfère
les séries de photographies réalisées entre midi et 2 h
(The Middle of the day - 1994-97), présentées élégamment
sur deux rangées et dans un encadrement bien propre. Elles montrent souvent
des "sculptures trouvées", des gens pris dans cet intervalle
de temps entre travail et travail. Dans la dernière salle, on découvre
l'élément le plus réjouissant de cet ensemble d'oeuvres
très complet et remarquablement scénographié : une édition
réalisée par JRP à Genève (dont s'occupe Lionel
Bovier, co-commissaire de l'exposition avec Yves Aupetitallot, et qui apporta
sa grande connaissance du travail de l'artiste à cet ambitieux projet
rétrospectif). Il s'agit de panneaux blancs sur lesquels sont reproduites
des petites annonces à caractère matrimonial : en haut elles sont
assez chic, et décrivent des pdg à la recherche de femmes de compagnie
cultivées. Puis sur le même panneau, la tête à l'envers,
d'autres annonces du même type dépeignent un monde assez gore où
le sado-masochisme s'auréole de fantasmes morbides. Elles situent assez
bien le paradoxe du travail de Miller, qui essaie de se construire un chemin
entre divers extrêmes, projet incarné par ce tiraillement entre
la merde et l'or (un autre pan du travail de Miller le conduit à dorer
divers objets, comme ce globe terrestre Sans titre de 1988). Le lieu
où s'expriment ces paradoxes est peut-être celui des jeux télévisés
: un nouveau sujet de prédilection pour Miller dont les peintures de
1998 figurent justement des décors de jeux télévisés,
et qui déclenchent un son lorsque l'on est en face d'elles (présentées
aussi à Sète). Peintures embarrassantes, un peu creuses, et qui
ne sortent pas d'une simple fascination (bien légitime) pour ce sujet.
C'est aussi le cas de la grande installation intitulée Lugubrious
game (1999), créée pour l'exposition grenobloise, qui représente
sommairement un plateau de jeu, au centre duquel, dans un grand cercle de terre
crasseuse, sont fichés divers morceaux de corps (pieds, mains) et des
godemichés. John Miller n'avait jamais eu de grande exposition institutionnelle
en France - comme Mike Kelley, Paul McCarthy, Raymond Pettibon, Jim Shaw, et
pour tout dire la plupart des artistes américains de la Côte Ouest
dont l'apport à l'art contemporain international s'est avéré
fondamental -, et c'est tout à l'honneur du Magasin de s'être attelé
à la tâche.
[...]
Eric Troncy