John Miller
«Les économies parallèles de John Miller»
L’Humanité Hebdo, Paris, 17 juillet 1999, p. 36
Le Magasin, centre d'art contemporain de Grenoble, accueille la première
retrospective de l'artiste new-yorkais. Digression métaphorique, éminemment
politique.
Un mannequin, le pied pris dans un empattement couleur marron, derrière
lui de petits monticules de cette même substance, une montre clinquante
au poignet droit et de petits pansements collés sur les membres. Un titre
sardonique : Maintenant nous sommes de grosses patates.
Actif depuis 1977, John Miller s'engage très tôt dans une critique
de la fonction d'auteur et de la perte de l’«aura» qui en
résulte. Cette critique se rattache à un processus plus ample
de dévoilement du refoulé de la culture américaine. Depuis
ses débuts, Miller est convaincu que l'artiste est sommé de se
mesurer à son contexte sociopolitique, ainsi qu'au corpus théorique
permettant de repenser les dimensions de la pratique artistique. Ce parti pris
se concrétise en 1983, la Kitchen de New York, où il expose une
série de dessins combinés à des citations de Poe, Blanchot,
Althusser et Bataille afin, déclare-t-il, d'éclairer «des
questions politiques inhérentes au travail». Interrogeant tous
azimuts les systèmes de valeur dominants et leurs composants essentiels,
il récupère les notions de temps, d'argent, de sexe et de merde
pour en analyser les rapports sous-jacents. L'installation Lugubrious Game,
réalisée spécialement pour le Magasin, offre une synthèse
des questions qui parcourent son oeuvre. Un décorde jeu télévisé
légèrement stylisé est disposé autour d'un amas
de déchets, de journaux, de godemichés et d'argent, représentant
les lots à gagner. Cette roue de la fortune lugubre, hantée par
le spectre de Charles Manson, met en relation la matière excrémentielle
symbolisée par un empâtement de couleur brune, avec l'idée
de valeur, de gain, et de plaisir sexuel, Les jeux télévisés
évoquent l'arène, lieu du combat à mort, où règne
une atmosphère brûlante, déclenchant des comportements irrationnels
régressifs et agressifs, dont le tableau Let's Make Peace offre
une vision circonstanciée. On rapproche souvent la démarche de
Miller de celle de Piero Manzoni. Tous deux entreprennent, par un détour
vers la scatologie, une démystification de la croyance moderne selon
laquelle le travail artistique échappe à l'aliénation.
Selon cette croyance, l'oeuvre d'art déborde le cadre réceptif
dans lequel elle est produite. Elle reste campée dans une intemporalité
garante de sa transcendance et de son inestimable valeur. Or, pour l'un comme
pour l'autre, l'objet esthétique et l'artiste deviennent, comme tous
les produits de l'économie capitaliste d'après-guerre, des produits
réifiés, incapables d'exprimer par eux-mêmes une quelconque
valeur. En somme, tous deux concourent à l'élaboration de l'équation
art = argent= merde. Il ne s'agit pas pour autant d'en rester là. La
production artistique de John Miller tente un dépassement de ce constat.
Cyrille Poy