Le Procès de Pol Pot

 

«Hologramme pour un massacre»
Mouvement , Paris, décembre-janvier-février 1998/1999, p. 89

Sous le titre Le procès de Pol Pot, Liam Gillick et Philippe Parreno ont cosigné pour le Magasin/ CNAC de Grenoble une oeuvre faite de questions, réponses, questions, réponses... Une exposition qui pour une fois regarde le spectateur plutôt que l'inverse.

Le procès de Pol Pot aura-t-il jamais lieu ? Officiellement, il existe un Programme sur le génocide cambodgien (PGC). Etrangement, il n'a été lancé qu'en 1994, vingt ans après les massacres perpétrés entre 1975-1979, période durant laquelle 1,7 million de Cambodgiens furent éliminés selon des critères ethniques et idéologiques, avec l'aval aveugle des USA, du Royaume-Uni, de la Chine, de la France, etc. Avec ce que Serge Daney appelait «la veule realpolitik des grandes puissances». Financé par les USA, managé par l'université de Yale et dirigé par l'historien Ben Kiernan, le PGC était censé recueillir archives et témoignages pour permettre à une Cour internationale d'instruire le procès de Pol Pot et de sa clique. Ce procès aura-t-il jamais lieu ? Officiellement, il y a déjà eu procès. Pol Pot a été jugé et condamné par ses propres complices. Ce faux procès avait-il vocation de blanchir les polpotistes d'hier qui dirigent aujourd'hui encore le pays ? Le vrai procès du génocide «le plus performant du siècle»(1) aura-t-il jamais lieu ?

En juillet dernier, Pol Pot est mort sans remords. Pour briser son silence et instruire malgré tout son procès, Liam Gillick et Philippe Parreno sont partis du principe que Pol Pot était toujours vivant : «Ce qui nous intéresse plus spécifiquement dans ce projet, ce n'est pas tant la documentation historique sur Pol Pot ou les Khmers rouges, c'est davantage la construction mentale d'un événement que l'on ne peut pas comprendre, d'un personnage qui ne peut pas être joué ou représenté, d'un événement qui n'est pas complet parce qu'inachevé, inachevé parce que même mort Pol Pot est vivant. Nous pensons qu'il est toujours libre, quelque part dans la jungle.» Pour rompre en tant qu'artistes avec la mode des devoirs de vigilance et de mémoire en même temps qu'avec le mode documentaire généralement retenu pour les accomplir, Liam Gillick et Philippe Parreno ont choisi de ne pas cosigner un produit fini «Nous avons invité une douzaine d'artistes et de curateurs à superviser par courrier électronique notre projet (2). En fonction de leurs réponses, nous l'avons modifié. C'était comme un work in progress, un travail de recherche, sous la forme d'un compte-rendu de discussions, d'un enchevêtrement de questions, de réponses, de questions, de réponses...»

Comme dirait Jean-Luc Godard : ce n'est pas une exposition juste, mais juste une exposition. Elle est faite de différents points de vue, de phrases simples, d'associations et autres collages de mots qui posent question, des questions qui font plutôt taire les réponses (3), et qui cassent ainsi, comme dirait Gilles Deleuze, toutes les démonstrations. En mettant en page et en lumière ces écrits sur les murs blancs du Magasin, Liam Gillick et Philippe Parreno ont créé comme un hypermédia qui nous délocalise dans la jungle d'une arborescence de sens, une exposition sans «objet» qui casse la règle du spectacle médiatique puisqu'elle regarde pour une fois le spectateur. Mais cette exposition n'est qu'une des facettes du traitement holographique adopté par Gillick et Parreno pour dire, en traversant différents formats d'information, toute la complexité de ce procès. Autres facettes de cet hologramme pour un massacre : un spectacle de marionnettes (tous les mercredis), un livre (à partir des images d'un film de l'événement qui ne sera jamais projeté), un poster-palimpseste (illisible du fait de l'impression par couches successives de chacune des idées des superviseurs) offert à tout visiteur.

Karine Vonna

1.     Ben Kiernan, «Penser le génocide au Cambodge», in Le Monde daté du 14 mai 1998.

2.     Thomas Mulcaire, Pierre Huygue, Rebecca Gordon-Nesbitt, Douglas Gordon, Gabriel Kuri, Jeremy Millar, Josephine Pryde, Carsten Höller, Rirkrit Tiravanija, Ronald Jones, Pierre Joseph, Zeigam Azizov, Adrian Schiesser, Merlin Carpenter, Terry Atkinson...

3.     Morceaux choisis «At what point will it be possible to judge the effectiveness of solutions ?» ; «1979 1979 1979» ; «Qu'est-ce que j'en ai à faire des choses stupides que j'ai pu dire hier ?» ; «I, 056, 783, 210, 932» ; «Quel chagrin ? Quelle analyse ? Quelle femme ? Quels amis ou quelles familles éloignées ? Quel rapport? Quel commentaire ?»...