Le Procès de Pol Pot

 

«Le Procès de Pol Pot selon Gillick & parreno : Vademecum de la non-esthétisation de l'horreur»
Article paru dans Parpaings , Bihorel, mars 1999, p. 24-25
et Visuel(s) , Rouen, automne-hiver 1999, p. 11-15

Dada contre Barrès, Brancusi versus États-Unis d'Amérique, Lebel et ses Antiprocès, le Manzoni des merda d'artista pris à partie par le droit italien... :aucun doute, l'art du vingtième siècle aime les procès. La manière d'être des modernes, pour tout dire, voulant que l'on installe un ennemi face à soi, et que l'on juge et condamne à tour de bras, tant il s'agit bien d'abord d'être contre pour exister.

À la fin, les ficelles ayant fini par grossir, l'on a cessé de croire aux vertus libertaires de ces jeux du prétoire esthétique. Puisque la réalité n'est pas une blague, l'on eut aussi à coeur de se hisser à un minimum d'exigence en termes d'introduction de l'art en terrain judiciaire. Utiliser l'art à des fins de jugement, soit, à condition toutefois que l'objet du délit en vaille la peine, à condition aussi de ne pas esthétiser le tout venant au seul prétexte que l'art, par nature allégé du devoir, détiendrait d'office tous les droits. Le Procès de Pot Pot ainsi que l'ont supervisé à Grenoble, l'automne passé, Liam Gillick et Philippe Parreno, choisit précisément de se ranger sous cette férule (1) :pas ici de pseudo-prétexte, pas d'esthétisation non plus. Un double travail du jugement, plutôt, saisissant l'occasion de la récente mise en procès de Pol Pot, peu de temps avant sa mort, par ses propres compagnons d'armes (en avril 1998), relatif tant à l'Histoire et ses non-dits qu'à ce que peut être aujourd'hui une oeuvre d'art authentiquement politique.

 

DOUTER DES FORMES CLASSIQUES D'ART POLITIQUE

Faut-il présenter Pol Pot, cet ami très particulier du genre humain ? Le monstre est là, dans toutes les consciences de cette fin de siècle. Bourreau communiste du Cambodge et persécuteur de son propre peuple. Génocideur dont les hauts faits trouvent leur traduction sous la forme de ce "tas de morts" si bien mis en lumière parle Canetti de Masse et Puissance (le tas de morts, argumente Elias Canetti : une des manières fétiches du pouvoir moderne en action). Deux millions, trois millions de victimes ? Quelle importance, au fond. Comme le disait si bien Lénine, en exterminateur pratiquant, un mort, c'est une tragédie, un million de morts, une statistique. Pol Pot, donc : l'histoire est connue . Fort du désir d'une rectification idéologique radicale des "masses", le régime khmer rouge fait main basse sur le Cambodge entre 1975 et 1979. La sidérante opération d'extermination qui s'en suit, réalisée au nom de l'avènement de 1'"homme nouveau" et du Kampuchéa dit démocratique, n'épargnera pas plus les élites sociales ou intellectuelles que les porteurs de dents en or et de lunettes. Pot Pot, fossoyeur méthodique du Principe Espérance, gagne là sa gloire funèbre. Réincarnation tardive quoique stupéfiante du diable politique, artisan besogneux d'une tragédie sans pareille bien qu'inscrite dans la ligne des stratégies d'élimination physique dont le vingtième siècle, depuis l'exemple arménien, aura oublié d'être avare.

Le Procès de Pol Pot repris en main par des artistes : de prime abord, il y a de quoi craindre le pire. Qu'on en réfère en la matière aux usages ordinaires de l'art dit de "dénonciation", de type Gerz ou Haacke. Les postures, à ce registre, ont toutes les chances d'être ronflantes - celles d'artistes humanistes au sens naïf du terme. Quant aux oeuvres qu'inspirera un tel sujet ? À coup sûr élevées, bienveillantes, s'installant plusieurs crans au-dessus la funeste barbarie, téléportées dans le territoire douillet de l'idéalisme. Autant d'icônes adaptées, en somme, d'une efficacité toute relative, aspirées en fait par la consensuelle pitié contemporaine s'appliquant à tout ce qui touche aux droits de l'homme, du citoyen, de la femme battue, du lapin domestique ou de l'enfant du tiers monde prostitué à l'économie transnationaliste ou aux ferveurs pédophiliques de l'Occident. En l'occurrence, en matière d'art de contenu ou de vocation éthique, le pire est toujours sûr, du moins pour quiconque n'entend que faire prospérer l'ordre de la convention. L'artiste politique classique, le plus souvent, ne se condamne-t-il pas à faire état d'une position morale, c'est-à-dire installée et, somme toute, comme telle, confortable? En oubliant au passage combien dorénavant le statut même d'"artiste" (ou ce qu'il en reste) désigne moins celui que réclamerait la convention sociale (quoique la quasi totalité des artistes, on le sait bien, travaillent d'abord à la renforcer, même à leur corps défendant) que cet individu non forcément utile à l'ordre collectif dont la production esthétique entend se tenir à la limite de l'admissible, à titre de mise à l'épreuve du réel et non d'acquiescement à celui-ci. Recherchera-t-on, dans nos sociétés plus libérales par les principes que par leur application, l'efficace de l'art politique ? La bêtise, en la circonstance, consistera à approuver tels quels les principes démocratiques ; et l'intelligence, à considérer qu'éprouver la démocratie, loin de toujours l'abîmer, peut inciter à son renforcement, à force d'en désigner les aspects perfectibles.

L'art, s'il peut être une pratique de loisir ou de conquête de la reconnaissance publique, peut se concevoir aussi comme une pratique essentiellement violente, sinon barbare voire ambiguë.

 

ANTISPECTACLE (L'EXPOSITION COMME MÉTASIGNE)

En fait, s'agissant de Pol Pot, prendre ou non position n'est même plus de mise. On est contre de toute façon (en public, du moins), de manière automatique, toute opposition trop nettement affirmée devenant dès lors au pire un mime, au mieux une redondance, de toute façon une attitude déplacée. Là réside au demeurant l'intérêt qu'il y a pour un artiste à se colleter à une affaire de toute façon déjà jugée par le tribunal de l'Histoire, jugement à quoi il n'y a pas à ajouter. Du coup, rien ne devient plus aberrant que l'esthétisation, que la mise en spectacle. Une oeuvre contre Pol Pot ? Elle ne vient pas seulement trop tard. Dans la foulée, elle manque son but. Se voulant dénonciatrice, elle n'est que répétition de faits déjà connus ; se voulant incarnatrice, elle n'est qu'image, illustration, élément de décor (2) .

Le thème retenu par Gillick et Parreno, comme l'indique le titre de l'oeuvre, c'est "le procès de Pol Pot". Cet intitulé, de manière légitime, peut être compris de deux manières : soit rendre compte du procès de Pol Pot, singulière opération de déculpabilisation-propagande organisée dans la jungle cambodgienne par un dernier carré de Khmers rouges en avril 1998, un événement resté peu clair dans ses mobiles ; soit faire de l'exposition même, en revenant sur le personnage, ses crimes, sa responsabilité, l'occasion d'un véritable procès, dans une perspective cette fois non plus d'abord documentaire mais bien complémentaire (le procès réel de Pol Pot, rappelons-le, n'a guère suscité la curiosité des grands médias redistributifs tels que CNN ou les agences de presse internationales). Or, de la position propre à Gillick et Parreno, en substance, on ne saura rien, celle-ci n'étant pas décelable au contact d'une exposition faisant son deuil de la critériologie d'ordinaire appliquée à l'oeuvre d'art politique ou de contenu moral.

Telle se présente en effet l'exposition dite par ses concepteurs "Le procès de Pol Pot" qu'il n'y a en elle aucune image, aucun point de vue, aucune déploration. Des phrases, certes, en lettrage noir sur blanc de grande dimension, - des bribes de phrases, pour être exact. Quelques chiffres aussi, dont la plupart ne comptabilisent rien de précis. "Les lumières s'éteignent, le personnage s'écroule, de la salive s'échappe au coin de sa bouche au moment où son visage touche le sol", peut-on lire sur une cimaise. "What do I care about the stupid things I did yesterday?", sur une autre. Ou encore "11198888333333333", "dayindayoutdayindayout", "question n° 35668", "Premier point", "jouraprèsjouraprèsjour", "What commentary ?"... Seule concession à une esthétique de l'effet (certes bien mince), le balayage lumineux des espaces d'exposition, pareil à la diffusion d'une lumière venue d'un mirador ou d'un système de surveillance en périmètre nocturne, pourrait du moins créer un effet d'oppression, d'étouffement. Mais non, la lumière, plus diaphane qu'insistante, est distribuée de manière sobre, en plus d'être colorée. En vain cherche-t-on, pour finir, le sacro-saint cartel avec descriptif autorisé et commentaire clé en main. Antispectacle total. Jusqu'au nom de l'accusé, Pol Pot, qui ne sera pas indexé.

D'un point de vue technique (donc esthétique), Le Procès de Pol Pot résulte en fait du choix de l'exposition comme métasigne, comme événement dont le contenu compte moins que le processus maïeutique dont l'exposition comme occurrence vient faire état. Une exposition, ce ne sont pas forcément des objets d'art en un certain ordre assemblés, ou pas seulement. Au signe peut s'ajouter son propre amont, tout ce qui touche à la phase préparatoire, tout ce qui a trait à l'organisation (le prétexte plutôt que le texte). À l'exposition quantité, des plus classiques (on amasse), rien n'interdit en somme de substituer, sur un mode connu des artistes conceptuels, l'exposition qualité (on médite, on évalue, on négocie). Rien, en cette exposition grenobloise, ne ressemble en effet à ce que le spectateur est habitué à trouver (et vient en général chercher) dans des manifestations du même acabit. La raison de cette inflexion ? Elle réside justement dans le mobile même de l'exposition proprement dite, ultime élément d'un processus entrepris des mois avant l'ouverture de cette dernière au public : non pas tant faire état d'un événement que d'une préoccupation analytique, préoccupation analytique dont le sujet, justement, aura été le procès de Pol Pot, sachant que le procès du dictateur cambodgien n'a pas vraiment eu lieu, remplacé dans les faits par une mascarade à vocation d'épouvantail diplomatique ou de dessein nationaliste. L'occupation physique des espaces alloués par le Magasin ?

Assurément moins importante, dès lors, que les entretiens sur la question échangés entre Gillick et Parreno d'une part, entre les deux artistes et un ensemble de "superviseurs" d'autre part (3) , intervenants "extérieurs" contactés et consultés par courrier, de visu ou sur le réseau Internet, et dont les appréciations sur la question Pol Pot et sur l'exposition elle-même vont façonner et déterminer la nature de cette dernière.

 

PAS D'IMAGES? ALORS PLUS D'IMAGES

Décevant toute attente et tout désir de visible (à l'encontre notamment de la très équivoque édition 1997 des Rencontres Internationales de la Photographie d'Arles, mettant à l'affiche les portraits de futurs suppliciés cambodgiens, - mais après tout, il est vrai, the show must go on...), Le procès de Pol Pot version Gillick et Parreno se défie aussi de la dimension documentaire. Ce qui est proposé au spectateur, selon un modèle muséographique transgressif rodé en particulier, dès les années soixante, par le groupe britannique Art & Language, c'est une question, non une réponse. Cette question, relative à la figure de Pol Pot lui-même, elle aura traversé ces derniers mois l'esprit de tous les observateurs de la question cambodgienne : pourquoi le dictateur rouge, par exemple, a-t-il pu échapper au système pénal international (ça n'a pas été le cas, dans le même temps, des criminels de guerre serbes) ? Pourquoi la communauté internationale, également, a-t-elle surtout eu soin d'"oublier" Pol Pot, une amnésie difficilement justifiable si l'on en infère par la perpétuelle rengaine indignée (évidemment légitime) que continuent à susciter les crimes nazis, staliniens voire imputables, lors de la Guerre du Golfe, à Saddam Hussein, contre les Kurdes notamment?

 

Au lieu de verser dans l'analyse (ce qui l'éloignera factuellement des statements didactiques chers à Art & Language évoqué à l'instant), Le procès de Pol Pot a soin d'abord d'insister sur le cas d'espèce que représente le déficit d'intérêt manifesté envers la mise en procès de Pol Pot au printemps 1998. L'exposition, en ce sens, autant qu'elle choisit de laisser le spectateur sur sa faim et l'invite à se renseigner, sinon à interroger sa propre position, résulte de la sorte d'un désir de compensation, un mot à entendre ici de façon positive. Paradoxalement, la société médiatique où nous sommes installés n'est pas sans générer cette aberration : si tout ce qui peut faire spectacle y est a priori bienvenu, certaines formes de spectacle y demeurent en revanche méprisables, sciemment laissées de côté. Le procès de Pol Pot (l'événement) aura joué à ce titre le rôle d'un révélateur incongru. De prime abord, il y avait là de quoi déchaîner, sans délai ni mesure, la puissance médiatique : un criminel "historique" (Pol Pot est fréquemment comparé à Hitler ou Staline), une mise sur la sellette des atrocités de l'âge communiste, une occasion de compassion publique propice à débats interminables avec experts et témoins - le gage de plateaux papier, radio ou TV bien fournis offrant en termes de transmissibilité une matière au contenu aussi exceptionnel qu'inespéré, le tout agrémenté d'inévitables reportages rythmés par de non moins impératifs inserts publicitaires, signe éminent de la puissance d'attraction du sujet. Or, on l'a rappelé un peu plus haut, c'est le contraire qui se produit. Non seulement le procès de Pol Pot ne suscite pas l'intérêt attendu (de la part des médias, donc du public) mais il apparaît vite que les développements auxquels il serait en droit de prétendre ont surtout pour occulte vertu de se révéler gênants. Pol Pot, déjà, est mis en procès par ses anciens amis politiques Khmers rouges, dont on sait qu'ils ont pu bénéficier à une certaine époque du soutien de puissances occidentales en lutte contre l'expansion du communisme pro-soviétique dans le sud-est asiatique (ainsi des faveurs distribuées en sous-main par les Américains au Cambodge contre ses voisins, et durables occupants, Vietnamiens). Le procès de Pol Pot, tout autant, et quoi qu'il vienne tardivement, rouvre d'anciennes blessures dans un État encore loin d'être pacifié et unifié sur le plan politique. Enfin, au niveau international, l'évocation du génocide cambodgien risque d'appeler sur elle les inévitables questions du genre "Savait-on ou non ?", ou "Pourquoi l'Occident n'a-t-il pas réagi ?"..., questions redevenues aussi pressantes qu'embarrassantes lors même qu'on n'a de cesse dans le même temps de tuer en masse et dans une relative indifférence d'un bout à l'autre de la planète, de l'ex-Yougoslavie au Rwanda, du Zaire au Timor oriental. Bref, telle se présente en somme la réalité, pour une fois, qu'elle produit de manière simultanée l'événement et son contraire. L'événement, c'est la mise en procès d'un des plus exemplaires génocideurs de ce siècle. Le contraire de l'événement (son revers, l'"anti-événement"), c'est le tonitruant silence que va générer le procès. Quasi-absence d'intérêt qui, en plus de ses raisons objectives, en compte une autre, autrement importante celle-ci quoique moins avouable, embusquée derrière l'écran de fumée des mobiles factuels : au vrai, il n'y a pas d'images. Le procès de Pol Pot ? Le premier événement planétaire désimagé de l'ère des mass médias. Situation invraisemblable, avec son effet immédiat : pas de film, pas de médiation. Ce qui n'est pas vu n'existe pas, disait Warhol. Pas si faux, dans le cas du procès de Pol Pot. Ce qui n'a pas été filmé n'a aucune chance d'appartenir jamais à l'Histoire.

La nécessité de la "compensation" dont aura rendu compte cette exposition, elle se révèle là, justement, comme un effort de rattrapage, comme une remise à niveau médiatique. L'entreprise esthétique menée par Gillick et Parreno, faute de pouvoir (ou de souhaiter) remettre en jeu des images, ne s'interdit pas de réagir à leur défaut. Ce que l'actualité a omis de traiter, il revient à l'art d'en rendre compte, de l'indexer comme réalité à problème, comme enjeu, aussi bien, la leçon à retenir étant que les images, plus que les faits, font à présent l'information et en conditionnent la circulation. Exposer des images (images que l'on peindrait, que l'on photocomposerait, etc.), de ce point de vue, serait non seulement absurde mais aussi scandaleux. On sait que l'image, dans une situation difficile, joue un rôle de consolation. Tout est-il mort ? Du moins nous reste-t-il l'icône, qui permet de pleurer, ou de s'abandonner à une nostalgie qui tiendra moins du repentir que de la feinte, excuse rétrospective semblable à toutes les confessions : on regrette mais le mal est fait.

Pas d'images, donc ? Alors, plus d'images. Entendons bien : pas plus d'images que de commentaires définitifs placardés comme autant de trophées de la Raison in fine victorieuse, ayant comme par miracle réussi à reprendre le dessus. Le procès de Pol Pot, en toute conformité avec son projet analytique, se sera voulu une exposition par défaut, plutôt, qui n'esthétise rien, et surtout pas l'horreur. Son objectif : priver d'avenir artistique, une fois pour toutes, les jumelages ambigus de type mort-image, horreur-texte ou mise à plat-déploration. En finir en quelque sorte avec le trop ambigu point de vue d'un Rilke, voulant que le destin du beau soit celui du terrible, relégué pour la circonstance aux poubelles de l'histoire de l'art.

Paul Ardenne

(1) "Magasin", Centre National d'Art Contemporain, Grenoble. 8 nov. 1998-3janv. 1999.

(2) Tel est par exemple l'effet produit par les toiles de Zoran Music relatives aux camps d'extermination. De toute évidence, Music ne nous transporte pas dons l'horreur des camps, bien qu'il s'agisse là de son souhait. Installation du spectateur, plutôt, dans une disposition ou pathos, dans un état d'empathie où l'on vit le martyre non pas à sa mesure mois par procuration, de manière solidaire mois distanciée, finalement plus absente que présente.

(3) L'exposition, dans sa phase préparatoire, a été "supervisée" (le terme est des artistes) par Thomas Mulcaire, Pierre Huyghe, Rebecca Gordon-Nesbitt, Douglas Gordon, Gabriel Kuri, Jeremy Millar, Josephine Pryde, Carsten Höller, Rirkrit Tiravanijo, Ronald Jones, Pierre Joseph, Zeigam Azizov, Adrian Schiesser, Merlin Carpenter, Terry Atkinson, - ce dernier étant un des fondateurs, précisément, d'Art & Language... (liste fournie lors du vernissage de l'exposition, susceptible d'allongement).