Chen Zhen


 

" Héritages: les installations d'un Chinois de Paris "
Le Monde, Paris, 10 Juillet 1992

Chen Zhen, artiste chinois installé à Paris depuis 1986, a passé trois mois à Grenoble cet hiver. Il était l'invité d'Adelina von Fürstenberg, directrice du Centre national d'art contemporain, pour une résidence au Magasin. Durant ces trois mois, il a souvent regardé les montagnes, mais le lieu le plus inspirant, pour lui, a été une décharge, en banlieue, où s'amoncellent des rebuts de l'industrie lourde : des carters et des pignons hors d'usage, des fragments de machines détruites. Il en a rapporté les matériaux de deux installations - l'une diurne, l'autre nocturne, - où il exprime une vision poétique du monde marquée par la conception taoïste des voies de l'immortalité.
Dans la salle claire, les objets ramassés sur la décharge, nettoyés et nickelés, sont exposés dans des sortes de reliquaires ou de stèles. Ces boîtes de bois laqué, dont l'accumulation savamment ordonnée quadrille l'espace, réservent un passage entre deux chaises en partie recouvertes de terre. On peut imaginer une référence à la Chaise avec graisse, de Joseph Beuys, ou chercher une explication moins occidentale dans la forêt de symboles du Tao. Ou se rappeler cette remarque de Victor Segalen « En Chine, l' esthétique est toujours double: celle du site, celle de l'art statuaire.»
La pratique de l' installation, aujourd'hui est peut-être un moyen nouveau, pour un artiste chinois, de travailler sur le site. On perçoit dans cette chambre, en tout cas, le sens de l'espace des anciens constructeurs de tombeaux dynastiques. Les deux chaises désignent des points cardinaux; les stèles évoquent les statues de princes tributaires dont Segalen croisa le cortège en marche vers la montagne des dieux.
Dans la pièce obscure, d'autres débris de machines sont disposés, ainsi que des vases fumants et de vieux livres couverts de pigment terreux, sur trois « lits » funéraires. A la tête de chaque lit, un montage photographique montre les tas de rebuts qui, reflétés dans l'eau d'un lac, redeviennent massifs alpins aux cîmes enneigées.
Par cette oeuvre, Chen Zhen s'efforce d'inverser symboliquement un processus de destruction, et il le fait avec sa culture orientale, utilisant encore le texte d'un vieux livre de médecine, projeté sur un des « lits », et des phrases du Tao qui parlent des mutations cycliques de la matière, de l'importance de la croyance et du pouvoir salvateur de la mémoire. On pourrait ne voir là, sans doute, que bonnes intentions mystiques. Mais Chen Zhen n'est pas seulement pénétré de la pensée taoïste : ses installations s'imposent par leur beauté avant que le visiteur n'entreprenne de les décrypter.

Bernadette Bost