Doug Aitken


 

"Petits miracles soustraits à l'effondrement du temps",
Les Affiches de Grenoble
, Grenoble, 8 novembre 2002, p.104-105

Venu tout droit de sa Californie natale, pour présenter au Magasin sa première exposition française, Doug AITKEN prouve avec beaucoup de maîtrise technique que l’on peut puiser dans une modernité très terre-à-terre les ferments de l’émotion et de la poésie.

C’est un immense corridor de presque quarante mètres de long, aux cloisons (pour ce qu’on en distingue dans cette semi-obscurité) colorées en violet. Pour seule lumière, il présente une ligne au sol de lampes bleutées à l’éclairage intermittent, à la façon de ces systèmes de guidage nocturne des avions sur les pistes d’aéroports. La bande son, du reste, fait allusion aux mêmes référents, avec ses vrombissements et ses martèlements répétitifs. Droite en pointillé se dessinant dans la pénombre violacée, cette ligne de lumière (inscrite dans l’exact prolongement d’une arête de mur) trace une trajectoire virtuelle, une invite au parcours et à la découverte. Les visiteurs, d’ailleurs, cèdent de bonne grâce à la sollicitation ; et leur déambulation au sein même de l’œuvre s’intègre naturellement à elle : leur silhouette, spectre précaire, ajoute une dimension fantomatique à cette installation, intitulée Moving. Envoûtement garanti.

Tout l’art de Doug AITKEN tient à cela : cette façon de détacher des parcelles de temps comme tenues hors du temps. Ce corridor aux lumières clignotantes est ainsi que le templum latin : "espace délimité", "espace consacré" - encadrement d’un morceau d’espace, périmètre fictif mis en scène, lieu de grâce où le monde est invité à retrouver du sens et à se réinvestir de sacré. L’exposition au Magasin de ce jeune artiste californien – prix international à la Biennale de Venise en 1999 – scelle la rencontre réussie entre un imaginaire presque romantique, les moyens de la technologie contemporain et le prosaïsme d’un ordinaire que, pour faire vite, on qualifiera d’ "américain ".

Si cette exposition s’intitule Rise (c’est à dire "élévation", "ascension"), c’est précisément qu’elle nous encourage à outrepasser les apparences et à nous laisser toucher par la beauté du quotidien. Rise, par parenthèse, est le titre aussi de l’œuvre qui ouvre l’exposition : vaste photographie de deux mètres sur trois, intégrée dans un caisson lumineux, qui donne à voir Los Angles de nuit, avec le scintillement fascinant de ses lumières. (…)

C’est de cette même nuit urbaine que s’inspire The Mirror, suite de dix photographies numériques représentant des enseignes lumineuses et des panneaux d’affichage éclairés par des projecteurs. La particularité de ces panneaux et enseignes, saisis dans leur environnement, réside en leur totale vacuité : ils ne sont le support d’aucun texte ni d’aucune image. Ce rectangle de lumière récurrent, surface à la blancheur énigmatique, constitue évidemment l’élément structurant de la photo ; de même qu’il donne sa signification (ou sa sidérante absence de signification) à cette série de clichés. La foi démesurée et aveugle en la communication, véritable vulgate de ce XXIe siècle naissant, trouve ici ses limites et prouve sa prétention dérisoire, voire sa vanité. (…)

Douterait-on encore de l’émotion (voire tout bonnement de la poésie) qui sous-tend le travail de Doug AITKEN ? L’installation vidéo monumentale I am in you nous en convaincra définitivement. Plongée sidérante dans l’imaginaire d’une fillette, cette œuvre présente trois films projetés simultanément sur cinq écrans disposés comme des cloisons, à l’intérieur d’une vaste construction de bois au sein de laquelle les visiteurs sont conviés à prendre place. La multiplication des points de vue et la bande son extrêmement prégnante sollicitent les sens de toute part. (…) L’extase est proche ; on s’y abîme volontiers. Doug AITKEN prétend au dépassement du réel, lequel est trop souvent prétendu nous dépasser.

Jean-Louis Roux