Doug Aitken


 

"Rise, Doug Aitken"
www.synesthesie.com, février 2003

L'exposition de Doug Aitken réunit une installation vidéo avec trois moniteurs (these restless minds), une monumentale installation vidéo projetée abritée dans une cabane molletonnée, des photographies, dont deux séries, l'une de vues urbaines, Mirror, et l'autre, 2-second separation, est une vue maritime prise à deux secondes d'intervalle, enfin une installation évoquant une piste d'atterrissage (Moving).
En entrant, le visiteur tombe face à la photographie (Rise) en grand format et caisson lumineux dont la perspective en plongée aspire le regard. Cette vue aérienne et nocturne d'une ville illuminée évoque la forme de la ville américaine, assujettie à l'équerre. Cette image banale et séduisante mise sur l'ambiguïté: l'ordonnancement géométrique, la perspective, la vue en plongée et l'ornementation scintillante greffée sur ce bel ordre composent une belle image fascinante, et donc une image de la fascination. Elle aurait pu être prise par un épigone de Gursky ou un publiciste talentueux.

La photographie Rise, mise en exergue de l'exposition à laquelle elle donne son titre, peut être considérée comme l'emblème des qualités artistiques de Doug Aitken: efficacité, lisibilité, construction et forme épurées, goût de la mise en scène et des cadrages.
Venait ensuite l'installation These restless minds qui n'est pas spectaculaire - celle que je préfère. These restless minds est composée de trois moniteurs à hauteur d'yeux et disposés en cercle, que l'on peut regarder debout ou assis sur l'un des trois bancs. On entend d'abord, provenant des moniteurs, la rumeur mêlée de paroles répétitives émises en fait par des vendeurs aux enchères qui comptent inlassablement comme des chantres religieux ou les récitants d'un choeur antique. Mais le flux ininterrompu et mécanique des paroles, qui s'entend comme des litanies rituelles, accompagne non seulement les images filmées des récitants déambulant dans des no man's land périurbains mais aussi celles de flux de voitures ou de paysages indéterminés. The Restless mind transforme l'action énumérative absurde et pathologique d'un "esprit sans repos" en un chant envoûtant, surgi des profondeurs, qui échappe à un jugement manichéen sur l'aliénation de la conscience moderne.
Doug Aitken interroge les relations entre l'individu et son environnement et les attitudes conditionnées par un ordre ou par un chaos. Quelle expérience esthétique gît derrière ce "monde plein de bruit et de fureur" ? semble se demander D. Aitken, qui explore selon une logique de l'émotion ou de la perception, et non celle d'un discours, les comportements et structures sociales. Il élabore ainsi une expérience qui coïncide avec un élargissement de la conscience. C'est pourquoi ses oeuvres ont un sens initiatique, mais sans un contenu spirituel défini.

Les installations vidéos à plusieurs écrans, en multipliant les points de vue font entrer dans un univers perceptif complexe et fragmenté, et dans un temps labyrinthique non linéaire - car une seconde ouvre un monde, quand des heures s'oublient. Et en effet, l'absence de point de vue unificateur renvoie le spectateur à lui-même, à la capacité de construire son expérience à partir de soi. La flânerie à laquelle nous convie l'artiste dans le panorama animé d'une conscience soumise à des flux est donc bien un parcours initiatique.
La scénographie de I'm in you, présentée dans une cabane, figure l'isolement de l'individu au sein d'un environnement et montre la volonté de l'artiste d'immerger le spectateur dans un univers psychique, à la fois concret et onirique. Concret, car l'objet cadré en gros plan a une présence littérale bougie, diaphragme, le tableau de bord d'une voiture, mobile home, visage, etc. L'objet est un intermédiaire investi d'un pouvoir comme dans le rituel magique, un médiateur qui marque le seuil d'une dimension imaginaire ou d'une transformation. Ainsi introduit-il le spectateur au coeur du monde vu par une petite fille ou dans Electric Earth, par un homme dans son épopée nocturne. "I'm in You" est d'ailleurs réversible dans un état, instant dilaté qui absorbe la subjectivité en une conscience supérieure. Onirique, car la répétition des mêmes images dans le temps et l'espace depend d'un système aléatoire, celui d'une conscience instantanée, atemporelle, mue par une énergie.
Dans I'm in you et Electric Earth, Doug Aitken adopte le point de vue d'une conscience diffractée et traversée par des flux d'images et de sons, qui la relient à un environnement perçu comme un champ énergétique. Les dispositifs d'installation, c'est-à-dire l'organisation dans l'espace, le montage, la bande sonore, obéissent à un rythme visuel et sonore qui répercute une sorte de "rumeur du monde", un souffle. Et les rythmes, certainement destinés à envoûter le spectateur en l'amenant vers un abandon psychophysique, suscitent la rêverie.

L'art de Doug Aitken s'appuie sur la sensation pour la transformer en une expérience esthétique propre à accroître notre capacité à sentir et comprendre. La séduction des oeuvres repose aussi sur le savoir-faire d'un réalisateur "émotionnel" de clip: montage, cadrages, lumière, scénographie. Mais parfois les installations, avec l'aisance et la virtuosité propres aux industries culturelles, créent des atmosphères easy viewing et easy listening, trempées d'un sentiment de sympathie à l'égard du monde. Et l'artiste saisit fort bien l'esprit d'un temps un peu new age, sensitif et "artistique", que l'on peut identifier comme une tendance dans les arts visuels, photo, video ou cinéma, à esthétiser les impressions et à fabriquer des atmosphères - ce en quoi excellent en particulier les cinéastes asiatiques depuis les années 90 (Hou Hsiao Hsien, Wong Kar-Wai...).

Anne Bonnin