" La peinture est morte ? Vive la peinture ! "
Les Affiches de Grenoble, Grenoble, 28
mars - 4 avril 2003, p. 109
Contredisant les théoriciens de l’art contemporain qui
annonçaient la peinture moribonde, le jeune artiste suisse Andreas Dobler
n’en démord pas : il peint. Son exposition au Magasin mêle
(non sans habileté) symbolisme, fantastique… et kitch tranquillement
assumé. Ceux qui annonçaient la mort de la peinture en seront
pour leur frais. Mais ceux qui se lamentaient sur cette mort annoncée
risquent d’en être tout autant dépités – encore
qu’à y bien regarder, Andreas Dobler ne s’éloigne
guère d’un certain idéal pictural du XX° siècle,
lorgnant notamment du côté du surréalisme décadent
de Salvador DALI. De DALI, Andreas Dobler a emprunté les formes molles
propres à ses fameuses montres, le psychédélisme de ses
années new-yorkaises ou le culte qu’il vouait à l’académisme
pompier de MEISSONIER. Au vrai, Dobler emprunte à quantité de
gens, mais les emprunts comptent ici beaucoup moins que la manière que
le peintre a de les restituer.
Pour sa première exposition française, le jeune artiste suisse
alémanique Andreas Dobler présente donc au Magasin une cinquantaine
de ses œuvres, s’étageant du milieu des années 80 jusqu’à
aujourd’hui ; Leur particularité est de s’en tenir à
un médium exclusif, peu commun dans l’art contemporain : la peinture
(et corrélativement le dessin à l’encre de chine). Pour
autant, la façon qu’a Dobler d’envisager la peinture n’a
que peu à voir avec ce que le grand public en attend : non que notre
homme n’en possède pas la maîtrise (ses tableaux prouvent
au contraire une grande habileté, encore que constamment tenue en respect),
mais qu’il prend un évident plaisir à narguer notre bon
goût et à tester notre résistance au kitch grand-guignolesque.
Sa stratégie, sur ce terrain, consiste à mêler les références
à l’art moderne avec les emprunts à la culture populaire.
Ainsi, l’artiste superpose un fond figuratif à la facture lisse
(décor tel qu’on en trouve dans les jeux vidéo) et un motif
abstrait au rendu matiériste (coulures évoquant l’action
painting de Jackson POLLOCK). Ou bien il place une reproduction au trait d’une
sculpture géométrique de Max BILL, sur fond de batik, artisanat
très en vogue au temps des hippies. On citera aussi cette imitation de
sculpture de Hans ARP, qui posée sur un lit de criarde chambre d’hôtel,
se pare soudain d’érotisme ; et cette transplantation d’une
œuvre d’Henry MOORE dans un espace virtuel digne d’un logiciel
de dessin sur ordinateur… Mais le peintre zurichois parfois use d’autres
ruses, pour confondre notre discernement esthétique. Il figure une croix
monumentale aux connotations religieuses évidentes, avec Coton-Tige et
des carreaux de chocolat à la taille disproportionnée (la propreté
et le chocolat étant, comme chacun sait, deux des vertus cardinales de
la Suisse) ; il peint des huiles idylliques, en prenant pour modèles
de vulgaires brochures d’agences de voyages ; et il compose un mandala
bouddhiste à partir du logo d’une célèbre carte bancaire
! De même, il privilégie les motifs décalés : les
boîtes d’œufs, éléments d’emballage en
polystyrène expansé, etc. Il n’hésite pas non plus
à provoquer un sentiment de malaise, en représentant des objets
indéfinissables transpercés par des tiges métalliques ;
en parsemant ses tableaux d’épais ruissellements, qui évoquent
quelque matière organique en train de s’éveiller à
la vie ; et en plaçant, au milieu de la représentation lénifiante
d’un salon petit bourgeois, une table basse dont on s’aperçoit
qu’elle est en réalité l’agrandissement de la coupe
microscopique d’un échantillon de peau. On voit encore le peintre
utiliser l’arrêt sur image de son téléviseur, pour
fixer sur la toile une scène du tirage du Loto ; ou s’inspirer
des couvertures de revues de science-fiction et des pochettes de disques de
hard rock, afin d’imaginer des passages intersidéraux et de lugubres
cachots gothiques. C’est dire que le peintre aime s’en prendre aux
«cliché», non pas nécessairement dans l’objectif
d’en faire une critique politique, mais du moins – sur un mode qui
court de l’ironie discrète au sarcasme distancié –
de nous obliger à les reconsidérer. La dernière salle de
l’exposition (où sont présentés les travaux préparatoires
– esquisses, croquis et documentation – que Dobler accumule avant
de passer à l’œuvre proprement dite) montre d’ailleurs
avec quel soin méticuleux l’artiste élabore ses peintures
et la construction cérébrale dont elles sont préalablement
l’objet. De ce point de vue, on peut se demander si l’option de
Dobler pour la peinture ne répond pas d’abord à des critères
d’efficacité ; Avec ce médium, il parvient effectivement
à obtenir des rendus, vraisemblablement plus difficiles à atteindre
par d’autres techniques (la photographie, par exemple) ; Il en est ainsi
des contrastes de matière et de facture, de la cohabitation de la figuration
et de l’abstraction, ou du coloris étrangement artificiel. Cette
œuvre tient pour partie sur sa théâtralisation – rendue
possible par des effets de perspective excessivement appuyés, d’impressionnantes
ruptures d’échelles et un recours à la monumentalité
; Andreas Dobler brosse d’immenses espaces ouverts, vidés de toute
présence humaine, qui semblent n’attendre que nous pour être
habités, d’autant que le gigantisme de la toile et la profondeur
vertigineuse ménagée par ses lignes de fuite aimantent littéralement
le spectateur. Ce faisant, la peinture renoue avec son traditionnel pouvoir
de fascination.
Jean-Louis Roux