Gino De Dominicis


 

Olivier Zahm
"Gino De Dominicis le sourire crépusculaire"
Art Press, Paris, mai 1990
p.33-35

 

L'art a toujours été un risque pour la pensée. Un risque majeur menaçant l'édifice de nos pseudo-certitudes. L'oeuvre de Gino De Dominicis, artiste italien en marge de tous les mouvements des trente dernières années, relève de ce que Sollers appelait « l'expérience des limites » : un travail de sape de l'architecture fragile de nos leurres.
Gino De Dominicis représente l'Italie à la biennale de Venise.


Depuis le début des années soixante (sa première exposition date de 1965), la présence fantomatique de l'ouvre de De Dominicis plane sur l'art italien. Artiste secret et cultivant autour de lui une zone d'irradiation funèbre, De Dominicis oeuvre à rebours. Alors que l'avant-garde conceptuelle de l'époque se précipitait dans le présent immédiat ou se jetait dans le futur, lui se tournait vers l'aurore de la civilisation le troisième millénaire sumérien, l'époque du roi Gilgamesh, surhomme aux deux tiers divin, parti à la recherche de la vie éternelle.
Alors que les avant-gardes s'évertuent à liquider le passé pour mener l'art à son terme, De Dominicis revient sur l'origine mythique de l'art, et remonte à l'époque hors d'âge où s'invente à la fois l'écriture, l'architecture et les premières cosmogonies. Non pour confronter l'art avec sa propre mort, mais pour introduire la mort au centre même de l'oeuvre, comme sa pulsation, son rythme cardiaque.
Mais s'il tourne son regard ironique vers ces époques crépusculaires, ce n'est pas à la manière postmoderne de la trans-avant-garde, mouvement qu'il prendra soin d'éviter tout au long des années quatre-vingt, même s'il lui faudra rester dans l'ombre, zone d'indétermination et de repli qu'il n'est pas sans apprécier. Car De Dominicis n'est pas un pilleur de tombe. C'est un mythographe de l'âme contemporaine. Il ne puise pas dans le répertoire des signes etsymboles du passé pour reconduire ce même passé sous des formes plus ou moins décoratives ou savantes. S'il remonte à la source, c'est, au contraire, pour sortir du temps historique et entrer dans le temps du mythe, c'est-à-dire celui de l'éternité. Sa vision du monde est tentative d'appréhension de l'éternité, proche de la révélation ou de l'hallucination.

Mon nom est personne

Malin génie de la conscience, Gino De Dominicis poursuit l'entreprise cartésienne du doute radical. Mais il l'introduit là même où Descartes l'avait laissé : sur le socle du cogito. En 1969, à l'occasion d'une exposition à la galerie Attico, à Rome, il fait publier une affiche nécrologique qui annonce sa disparition en ces termes « Gino De Dominicis est né en 1947, mais n'existe plus réellement. Etant simplement un instrument de la nature qui vérifie que certaines possibilités se manifestent à travers lui ». Plus récemment, sur le livre d'or de son exposition à la Fondation Rayburn, à New York, il confirme sa disparition « Je ne suis pas Gino De Dominicis ».
Comme Ulysse voulant échapper au géant cyclope, Gino De Dominicis défie les lois titanesques de la raison et de la science aveugle en se dissimulant sous une identité vide, une identité volatile et indéterminée. « Dès qu'Ulysse est Personne, il réside à la fois dans l'antre et hors de l'antre, à l'intérieur et à l'extérieur du cercle enchanté de l'universel », note Michel Serres dans Hermès 1. Telle est aussi la position ambi-valente par excellence de De Dominicis : à la fois dans et hors du temps, entre le réel et l'irréel, entre le possible et l'impensable.

Le malin génie scientifique

C'est de cette position de guetteur ironique qu'il peut défier nos modes d'appréhension rationnels du monde. Tout un pan de son travail, le pan négatif, consiste à prendre au piège nos catégories spatio-temporelles, pour dilater la logique jusqu'à des dimensions insoupçonnées.
Ainsi lorsque De Dominicis, en 1969, délimite un carré sur le sol, c'est un « cube invisible » qu'il donne à voir. En 1969 toujours, il suspend une chaise à plusieurs mètres de haut. Sorte de renversement de l'espace sur lui-même qui installe le regardeur dans un lieu improbable, un « lieu immortel invisible ». Autre exemple similaire de défi au temps et à l'espace: cet énorme rocher qui n'a d'autre fonction que de nous mettre « dans l'attente d'un éventuel déplacement moléculaire général et unidirectionnel pouvant engendrer un mouvement spontané de la pierre... »
L'art de De Dominicis est un réveil des forces cosmiques qui se dissimulent sous l'apparente rationalité que l'on impose au monde, et que l'univers, bon joueur, reproduit fidèlement. L'artiste se fait l'instrument de ces puissances inouïes qui guident ses oeuvres et ses actes. Comme, par exemple, le geste de lancer des pierres dans un lac pour essayer de produire des ondes carrées (1969). Ou encore de battre des ailes en sautant d'un rocher pour tenter de s'envoler. Geste à la fois ironique et sérieux, qui n'a rien à voir avec le saut dans le vide de Klein. Car Klein s'envole sur sa photo... Qu'il s'agisse d'un banal trucage, ou bien que cela soit une «recette» de judoka, dans un cas comme dans l'autre, c'est un jeu d'illusion. L'art de De Dominicis n'est pas une jonglerie des apparences, il relève d'un défi millénaire lancé à l'histoire de l'Humanité car cette expérience devait être renouvelée tous les jours et transmise aux enfants, jusqu'à ce que s'opère la mutation en oiseau de l'espèce humaine.

L'épiphanie de l'instant

Toutes ces expérimentations visent moins à défier l'espace que le temps. Leur dessein avoué est de nous introduire au-delà du temps linéaire (dont la division de l'heure en soixante minutes est aussi une invention sumérienne). De nous précipiter dans un temps vertical et immobile, pour nous arracher à l'emprise de l'instant. L'avènement d'un temps hors du temps, la saisie de l'éternité : telle est la quête engagée par De Dominicis. Et cela dès ses premières oeuvres.
En ce sens, la pièce centrale qui éclaire toute son oeuvre est cette balle en caoutchouc rouge, « lâchée d'une hauteur de deux mètres et saisie dans l'instant précédant immédiatement son rebond » (1969). Devant cette simple balle, la conscience est prise au piège d'un temps suspendu. L'espace d'un instant, (le temps nécessaire pour réaliser que ce n'est pas le temps, mais bel et bien la balle qui est restée immobile), on a cru au miracle de l'éternité. La déesse nous a frôlés de son aile invisible.
Seuls quelques-uns restent convaincus que la balle est figée, immobilisée dans le temps éternel, dans ce temps hors du temps. C'est à ceux-là que l'oeuvre de De Dominicis s'adresse... Eux seuls verront, dans ces grandes lances de plusieurs mètres de haut et tenues en apesanteur entre le sol et le plafond, l'irruption d'un temps immobile. La pointe effilée de l'instant met en contact le sol, le ro cou le squelette d'un homme avec cette autre dimension du temps. L'homme ainsi immortalisé promenait son chien en roller... Comme le trésor que l'on enterrait avec les défunts, les patins sont le tribut à payer de l'orgueil humain.

La conscience hallucinée

Hanté par la fuite du temps (une oeuvre de 1970 juxtaposait les deux visages d'un même homme de la jeunesse à l'âge adulte), l'oeuvre De Dominicis repart sur les traces de Gilgamesh, à la recherche de la vie éternelle. C'est-à-dire non de l'immortalité de l'âme au sens judéochrétien, mais de celle du corps.
Les Sumériens se représentaient le séjour des morts comme une caverne noire où les corps survivaient éternellement, semblables à des sortes d'oiseaux de nuit pouvant terrifier les vivants, négligeant leur souvenir. Le corps éternel était comme l'enveloppe sombre et volatile de ce que le corps avait été sa vie durant.
Les figures sombres et inquiétantes de DeDominicis, les yeux mi-clos et le nez en forme de bec pointu, surgissent dans la conscience comme le ferait l'apparition d'un défunt sumérien. Du défunt De Dominicis, mort symboliquement en 1969. Ces figures récurrentes ont la charge mentale des hallucinations, objets-fantômes à la fois eux-mêmes et autre chose qu'eux-mêmes, ambigus et fuyants.

Ni hommes, ni oiseaux, ces purs produits d'une conscience hallucinée oscillent dans cette zone d'ombre entre l'humanité etl'animalité où plane le mystère de l'au-delà. Origine ou devenir oiseau du corps éternel? Le trouble provient de cette obsession du nez pointu, en forme de bec effilé. Appendice nasal omniprésent qui éveille en nous la crainte du destin. Sa récurrence fait basculer l'ouvre de De Dominicis dans ce que Caillois nomme si justement le « sacré gauche ». Ordre de l'impair, c'est-à-dire de l'intemporel et de l'incréé qui s'oppose à l'harmonie du pair.

Les Titans menacent toujours

Mais De Dominicis n'est ni prophète, ni médium. Il n'annonce rien. Ses figures, éclairées par un sourire très doux et apaisant, ne dévoilent aucune vérité transcendante, mais tiennent la conscience en suspens. Et dans le fond, l'ouvre ironique De Dominicis ne cherche pas à être comprise clairement. « Exprimer pour voiler, mais aussi voiler pour mieux suggérer: voilà l'invisible visibilité, la transparente opacité du masque ironique », notait Jan kélévitch.
Aussi, le sourire des figures de De Dominicis s'oppose-t-il à la grimace du squelette géant. C'est le sourire de l'intelligence, qui met fin au mensonge de tous les dogmatismes, des fausses révélations et des tyrannies dela raison... Le squelette géant exposé au Magasin, à Grenoble, résonne comme un avertissement. Il nous rappelle qu'un dieu menace toujours à l'horizon. Que le combat contre les Titans peut, à tout moment, reprendre dans un monde qui tient en marge la philosophie et l'art. Au crépuscule de son Histoire, l'humanité peut basculer encore et toujours dans la barbarie, connaître de nouvelles fractures géodésiques. Car les périodes de décadence se tiennent toujours au seuil des origines.
« Si nous sommes les héros négatifs d'un âge trop mûr, remarque Cioran, par ce fait même nous en sommes les contemporains. Trahir son temps ou en être le fervent exprime, sous une contradiction apparente, un même acte de participation ». C'est à cette participation en retrait, à cette participation ironique avec notre temps, que nous incite le sourire crépusculaire de De Dominicis