Gino De Dominicis
Giorgio Verzotti
Halle sud, 2éme semestre 1990
p.7-9
Je crois qu'à aucun des visiteurs de la récente et splendide
exposition qui se tient au Magasin de Grenoble, n'aura échappé
la particularité de cet artiste, la singularité de son discours,
un discours sur le temps. Il est difficile de ne pas en être frappé,
car ce que l'artiste thématise, c'est d'abord notre présent, le
fait d'être là à nous interroger sur l'énigme que
ses oeuvres détiennent. Chaque fois l'artiste fait de chacune de ses
expositions, de chacune de ses apparitions, d'abord une expérience, c'est-à-dire
ce qui d'habitude nous est soustrait. Des oeuvres de De Dominicis on ne peut
faire que l'expérience, en les observant, puisque l'artiste refuse d'en
faire circuler les reproductions. Se refusant à la reproductibilité
technique (exception faite pour celle qui montre l'artiste lui-même dans
l'espace d'exposition créé par lui, restituant un événement
dirigé par lui) De Dominicis affirme là nécessité
de la confrontation avec l'oeuvre et de l'expérience totale du milieu
dans lequel elle est plongée. Mieux, il fait agir la mémoire.
Les oeuvres de De Dominicis vivent dans la réalité de la confrontation
et dans la virtualité du souvenir: on peut dire qu'elles prennent leur
sens à partir de l'élaboration de a mémoire et, en même
temps, par nécessité, de l'oubli. Ainsi l'oeuvre est ce que l'on
voit et en même temps ce dont on se souvient, ou plutôt ce que l'on
n'a pas encore oublié. La première impression que reçoit
le visiteur est la pleine mesure de la radicalité d'une telle attitude,
qui met en jeu d'une certaine manière l'existence même de l'oeuvre.
La seconde impression concerne le sort du visiteur lui-même: rendu à
a plénitude d'une expérience authentique, le spectateur se trouve
immédiatement placé dans la condition de pouvoir la perdre, de
perdre sa vérité. A cause du temps. La confrontation avec l'oeuvre
induit en somme une réflexion sur les limites: l'indigence de notre pensée,
les limites de notre langage. Tout le travail de Gino De Dominicis est parcouru,
en second plan, par une tension à dévoiler les limites du langage;
si celui-ci se fonde à partir d'un manque dans l'être, l'artiste
entend thématiser ce manque. La discordance entre parole et chose, l'insuffisance
de la définition, la réduction de celle-ci à un mot d'esprit
expriment une méfiance dans la communication qui pousse l'artiste à
utiliser poétiquement, créativement le langage pour dévoiler
dans celui-ci l'instance de la mort. La créativité est souvent
exprimée à travers l'humour (« Attente d'un mouvement moléculaire
général fortuit dans une seule direction capable d'engendrer un
mouvement spontané de la pierre », 1966, « Balle en caoutchouc
[tombée de deux mètres de haut] dans l'instant qui précède
immédiatement le rebondissement », 1968, une des premières
oeuvres de l'artiste, exposées à Grenoble; et puis «Tentative
de faire former des carrés au lieu de cercles autour d'un caillou qui
tombe dans l'eau » et les « Tentatives de vols »
de 1969,
« Mozzarella en carrosse » de 1970...) qui, touché
parla pensée de la mort, se révèle apparenté au
tragique. La tragédie réside dans notre pensée, et dans
la manière dont elle est représentée: par le temps. Le
temps linéaire, diacronique, c'est le temps de la connaissance, le vécu
du sujet qui veut savoir. Mais c'est aussi ce que vit Oeudipe sur qui, selon
Jaspers, s'abat la malédiction de la connaissance. Il faut alors
affronter la mort, la limite, pour ouvrir le sujet à une autre temporalité;
il faut tester les limites de la pensée pour s'ouvrir à une autre
façon de penser. La personne porteuse de handicap exposée à
la Biennale de Venise de 1972 suscitant tant de scandale signifiait ceci: la
présentation d'une façon de penser non commensurable à
a nôtre, et qui nous est rendue présente bien qu'étant située
radicalement ailleurs. Un autre temps dans notre temps. Pour dire cette altérité
l'artiste se confronte au récit mythique. La figure du héros sumérien
Gilgamesh apparaît pour la première fois dans « Urvasi
et Gilgamesh » de 1980 qui se distingue dans l'exposition du Magasin
par ses profils sombres et tranchants. Mais les thèmes d'une temporalité
opposée à la diacronie, ou d'un court-circuit dans sa linéarité
sont déjà présents dans les premiers essais de De Dominicis:
dans « Le temps, l'erreur, l'espace » de 1969, le squelette
pourvu de patins, qui traverse la mort dans les photographies, côte à
côte, du jeune et du vieil homme (1970), oeuvres que nous revoyons aujourd'hui
dans l'exposition. Et il y a dès le début, peut-être, les
signaux d'une présence de Gilgamesh dans le « Zodiac », où
les personnes et les choses incarnent littéralement les symboles astraux,
et où le héros sumérien est un dieu solaire; dans la «
Madone qui rit » que l'on pourrait rapprocher de certaines statues féminines
et riantes typiques de cette civilisation; dans les « Jumeaux »
qui rappellent le double de Gilgamesh, Endiku. Surtout, ils se trouvent potentiellement
exprimés dans le discours de De Dominicis sur la nécessaire conquête,
pour le sujet, de l'immortalité physique, de l'éternelle préservation
du corps. Le mythe de Gilgamesh, c'est le héros qui cherche l'immortalité
et que l'artiste évoque dans ses grands portraits, dans son grand travail
pictural dont l'exposition de Grenoble nous offre de touchants et énigmatiques
exemples. C'est la figure de celui qui veut se défaire de la connaissance
d'OEdipe pour faire face à une autre connaissance, une autre façon
de penser le temps et soi-même. L'artiste dans le rôle du mythographe
adopte un langage dans lequel, comme l'a écrit Italo Tomassoni, l'image,
et non la parole, est la première entité productrice de sens («
Au début était l'image » est un travail de De Dominicis
de 1981). Le texte iconique, installé par statut dans l'ambiguïté,
parce qu'à mi-chemin entre les processus inconscients et ceux de la conscience,
évoque un peu les stations d'un parcours initiatique, tendant vers l'apprentissage
d'un mystère. On y trouve des traits reconnaissables, comme dans les
symboles cosmiques et religieux de la croix chrétienne, de la croix gammée
et de la croix grecque réunies pour former un nouvel inextricable idéogramme,
ou dans la figure des mères, les déesses provenant de divers univers
religieux. Ambiguë est la signification à laquelle se rattachent
ces figures, difficile la reconstruction du mythe, parce que beaucoup de voix
se fondent dans une image unique, et beaucoup d'images dans l'oeuvre. C'est
ici, dans cette multiplicité que se trouve une origine de la tragédie:
la multiplicité du vrai, sa non-unité, c'est la découverte
fondamentale de la conscience tragique, dit encore Jaspers. Et la tragédie,
c'est ce qui mesure l'indigence du sujet face à la mort, sa stupeur.
Le spectateur de la grande exposition du Magasin de Grenoble, expérimente
la stupeur face à la récente installation de Gino De Dominicis
réalisée exprès pour l'espace. Dans un endroit qui est
à la fois un extérieur et un intérieur, limité par
un seuil infranchissable, gît à terre un squelette de dimensions
énormes, dont le crâne est cependant pourvu du même nez que
les personnages peints par De Dominicis. Le temps, les temps, les espaces se
fondent: un fossile du futur, une pièce portant les signes d'une mutation
génétique, un être provenant d'une autre dimension obscurément
contemporaine à la nôtre, ou sombrée dans un passé
que l'on ne peut plus rejoindre, ou encore là-bas à venir. Comme
dans les tombes sumériennes, un témoin, le portrait d'une figure
féminine aux grands yeux globuleux, assiste et vit, incarne la stupeur.
Face à la multiplicité du vrai, à l'énigme, nous
en réalité, dans notre réalité, nous n'observons
que ce regard. Le seuil est là pour nous rappeler que même la stupeur
ne nous appartient pas et nous, à la fin de notre épopée,
nous savons que nous devons mourir.