Jonathan Meese, Mama Johnny

 


"Kader Attia face aux fractures du monde"
Connaissance des arts, Paris, juin 2006

Artiste issu de l'immigration, Kader Attia dérange par ses installations souvent politiquement incorrectes, qui épinglent l'exploitation des pays émergents ou la difficulté de vivre entre deux cultures.

À voir au musée d'Art contemporain de Lyon, puis à Grenoble.

Qui est Kader Attia ? Difficile de répondre tant l'homme semble pouvoir endosser de multiples rôles. Son ascension est fulgurante. Depuis 1998 et la fin de ses études, il a exposé chez Kamel Mennour, s'est amusé à inventer un faux magasin vers Saint-Germain-des-Prés, a ouvert un café puis participé aux grand-messes de l'art contemporain (Biennale de Lyon et Foire de Bâle en 2005, Biennale de Venise en 2003). Quant à l'année 2006, elle se révèle chargée. Outre une participation à « Notre Histoire » au Palais de Tokyo, il fait l'objet d'une vaste exposition au musée d'Art contemporain de Lyon puis au Magasin de Grenoble. Mais cet artiste né en 1970 dans la banlieue parisienne se joue des attentes de ses interlocuteurs. D'ailleurs, on retrouve ce trait dans son art, art du glissement et d'une certaine forme d'esquive, comme pour mieux toucher le spectateur. Art du décalage aussi, décalage d'un champ à l'aube, avec toujours en ligne de mire l'idée qu'il faut surprendre et déjouer les stéréotypes qui vous collent à la peau lorsque vous êtes d'origine algérienne dans un pays qui ne digère toujours pas son passé colonial. « L'image du beur de service m'a souvent été accolée. J'utilise le médium artistique pour dire des choses politiques mais aussi comme support psychanalytique. J'aime l'idée que l'on puisse être une psychothérapie pour l'artiste et pour le spectateur. Mon travail est toujours lié à une volonté d'avoir prise sur la réalité. Mes souvenirs, mes origines peuvent donc intervenir. » Pour toutes ces raisons, la pratique de Kader Attia s'incarne aussi bien dans une série de photographies que dans une installation, l'occupation d'un lieu ou la réalisation d'un simple néon. « Mon père était maçon, métier d'une incroyable exigence technique et réclamant une vraie rigueur d'esprit. » Dans ce café proche de la gare du Nord, Kader Attia évoque son enfance et raconte comment la passion du dessin s'est manifestée très tôt chez lui, au point de l'entraîner vers la bibliothèque municipale pour mieux feuilleter des livres d'art. Et puis il y a surtout la rencontre avec François, l'un des « derniers vrais babas de la région», qui s'intéresse à lui et lui donne des leçons de français. Il le conduit à comprendre que le dessin est une forme d'ouverture intellectuelle et sociale. L'adolescent prend la mesure de son environnement, file au Louvre le dimanche et découvre avec gourmandise la culture française. « Ce fut vraiment une période charnière, où j'ai appris à métisser ma culture familiale, celle de la cité et celle de la France, avec son idée du savoir-vivre. » Un sourire aux lèvres, Kader Attia poursuit et mentionne ses études à l'école des Arts appliqués Duperré puis aux Arts décoratifs (section photo). Entre deux cafés, il se lance dans une démonstration sur l'importance de ce double enseignement, à la fois théorique et pratique. « L'exemple de mon père ainsi que l'exigence pratique propre à ces écoles m'ont conduit à toujours réaliser mes pièces moi-même. S'il faut poncer des frigos puis les repeindre pour l'installation de Lyon, je le fais. Je ne délègue pas. Seules quelques très rares oeuvres nécessitaient de passer commande auprès d'entreprises. »

Explorer le registre de l'identité
La carrière de Kader Attia débute véritablement en 2000. Cette année-là, il présente La Piste d'atterrissage, diaporama sur l'univers et le quotidien de transsexuels parisiens. Sans papiers, dépourvus de toute attache familiale, ces personnages oscillent entre rêve et réalité, entre la prostitution et l'espoir d'une insertion. L'année suivante, Alter Ego, une série de photographies en grand format, explore à nouveau le registre de l'identité, mais cette fois sous un angle moins misérabiliste. Devant l'appareil-photo, diverses connaissances s'inventent une nouvelle personnalité. Dans ses images, l'identité vacille. Le modèle révèle autant qu'il cache. En se projetant dans l'espace du désir, les personnages creusent l'écart avec leur culture d'origine. Ici, l'environnement joue un rôle capital. A la sophistication des poses répond la pauvreté d'un espace normalisé par les codes sociaux.

Les fractures du monde
Dans un monde hanté par le spectre de l'uniformisation, Kader Attia a clairement posé la question du déplacement, du passage d'un lieu à un autre et d'un imaginaire collectif à un autre. Pour toute une génération d'immigrés et ses enfants, intégrer les «valeurs » de la civilisation occidentale nécessite de jouer simultanément sur des codes parfois antinomiques. En ce début des années 2000, Kader Attia est sans doute l'un des premiers à affirmer que ce passage est à la fois une douleur, un dessaisissement, mais aussi l'opportunité d'une dérivation créative. Rapidement, son propos s'est pourtant déplacé. En tant qu'enfant de la seconde génération, il sait mieux que quiconque combien notre société repose sur une perception fantasmatique du monde et de l'Autre. La fièvre anti -islamiste qui s'est emparée de l'occident le démontre avec force. Son travail récent prend donc un caractère plus ouvertement politique en abordant de front certaines des fractures de notre monde. Le religieux vécu comme repli communautaire, la négation des cultures sous couvert d'universalisme, l'exploitation des pays émergents par le capitalisme triomphant, l'impossibilité pour certains immigrés de trouver une juste place entre deux cultures constituent autant de thèmes qui traversent implicitement son travail. Loose Weight! (2004), série de trois panneaux publicitaires, vante ironiquement les gestes de la prière musulmane ou le balancement des juifs comme principes d'amaigrissement. L'installation Fortune Cookies (2004) recrée en Chine un décor provenant d'un restaurant chinois parisien envahi par une montagne de ces gâteaux-bonheur qu'il convient de casser pour trouver un heureux présage - Kader Attia, par ce déplacement d'une culture réinventée vers son origine, met ainsi en lumière toute la démesure kitsch d'une fausse tradition.

La mondialisation sur la sellette
La puissance de l'ordre économique mondial n'est pas en reste. A la Foire de Miami, The Sweatshop (2004) proposait à la vente une série de vêtements de sport fabriqués par des travailleurs clandestins présents dans un container jouxtant l'espace luxueux du stand. En 2004 à Paris, chez Kamel Mennour, Hallal Shop transformait l'espace de la galerie de Saint-Germain-des-Prés en fausse boutique de vêtements fabriqués pour l'occasion et destinés aux adolescents des banlieues. Contact était alors pris avec les principaux médias nationaux pour leur présenter « la réussite de cette nouvelle marque réalisée par un jeune issu de l'immigration». Le besoin frénétique des journaux et télévisions de traiter ce type d'information à la croisée du glamour, de la mode et de l'actualité sociale liée aux banlieues donna une visibilité exemplaire à la « supercherie ». La mystification conduisit même les commerçants du quartier à signer une pétition contre la boutique. « C'était aussi une critique de la schizophrénie d'un monde musulman coincé entre la rive de la société occidentale et le besoin de repli vers la tradition. » Sur un mode plus ludique, Dream Machine se présentait comme un distributeur de friandises proposant aux candidats à l'intégration tous les objets de leurs fantasmes: carte de crédit gold, gin hallal (sans alcool), kit de mariage blanc... Comprendre un phénomène social, économique ou politique revient toujours à déchiffrer sa raison culturelle. C'est dans ce sens qu'il s'agit de percevoir la pratique de Kader Attia, se situant toujours à la croisée de préoccupations universelles et d'un travail d'ordre psychothérapeutique dénué de toute nostalgie. Cette dimension autobiographique était ainsi particulièrement flagrante dans The Flying Rats (2005), une installation pour la Biennale de Lyon : des pigeons dans une vaste cage y avaient pour unique nourriture un mélange de graines façonné en formes d'enfants. L'idée provenait de souvenirs traumatiques - l'un de ses amis découvert dans le coma et recouvert de pigeons mangeant dans sa bouche la dernière bouchée de son sandwich ... Il y a donc, chez cet artiste, l'idée qu'une oeuvre fonctionne toujours en deux temps: celui de la perception immédiate avec un message volontairement politique, puis une seconde lecture qui conduit le spectateur à s'interroger sur les impasses de ses schémas mentaux. « Plus j'avance, plus je constate que mes installations doivent être perçues comme des photographies, elles fonctionnent comme des images. Pour moi, la photographie c'est le hors-champ avec sa dimension émotionnelle. Dans mes installations, ce qui compte c'est ce qu'il y a autour, » Il n'existe aucune activité humaine, même matérielle, qui ne soit immédiatement productive de sens et de symboles. L'homme reste bien cet animal suspendu dans la toile des significations qu'il a lui-même tissée. Mais à l'heure où les contradictions de nos cultures sont de plus en plus flagrantes, Kader Attia éprouve et exprime sur un mode triste ou gai ce qui défaille dans nos sociétés aujourd'hui...

Damien Sausset