Jonathan Meese, Mama Johnny

 


"Au Magasin ça déménage !"
Les Affiches de Grenoble, Grenoble, 8 au 14 décembre 2006, p.164-165


Avis de tempête du côté de Bouchayer-Viallet ! En invitant Jonathan Meese, l'équipe du Magasin a parié sur une créativité tonique et terriblement décoiffante. Et elle ne s'est pas trompée, tant le jeune artiste allemand nous propose effectivement là une exposition stimulante: ébouriffante a l'excès, mais (tous comptes faits) plutôt saine.

L'artiste est une oeuvre d'art à lui tout seul. Blague à la bouche, barbe broussailleuse, cheveux longs en vrac, haut de jogging en tissu synthétique noir: Jonathan MEESE empoigne le sexe avantageux de l'une de ses statues en précisant qu'il ne s'agit pas d'un autoportrait, chevauche une grande louve de bronze en prenant la pose flatteuse d'un BONAPARTE conquérant, puis, les pieds de nouveau posés sur terre, philosophe en anglais, prétendant qu'en matière d'art, désormais, "all is possible, all is good"... De fait, MEESE joint le geste à la parole; et il suffit de faire quelques pas dans son exposition, pour constater qu'en effet, son oeuvre entière vient prouver que «tout est possible, tout est bon.» Kitch en diable, furieusement grand-guignolesque, adepte du second degré et du mauvais goût, résolument éloigné du politiquement correct, ce drôle d'Allemand (il vit entre Hambourg et Berlin, mais a vu le jour en 1971 à Tokyo) jongle avec les mythologies teutonnes, les icônes plus ou moins décaties du star-system, les figures de fous sanguinaires, la fureur dévastatrice du néo-punk... et un humour finalement bon enfant.

Radicalement à l'opposé de l'esthétique propre et froide d'un certain art contemporain allemand (notamment en photographie, avec Thomas RUFF, Thomas STRUTH ou encore Bernd et Hilla BECHER), Jonathan MEESE pratique une morale hédoniste de la dilapidation joyeuse, de la dépense énergétique, de la tonicité inépuisable. Produisant très vite et beaucoup, l'artiste engendre un monde en expansion; un raz-de-marée polymorphe, volubile, débordant, qui tient à la fois de la suractivité créatrice et de la peur du vide.Toutes les techniques sont bonnes à prendre (de la sculpture en bronze jusqu'à l'installation, en passant par le wall painting, le graffiti, le collage, la photocopie, la photographie, l'affiche, la peinture à l'huile ou le dessin au stylo-bille), dés lors qu'il s'agit de laisser libre cours à cette vitalité, à cette surabondance dynamique, qui pétrit une matière puissante et véhicule un substrat idéologique singulièrement chargé. De ce point de vue, l'oeuvre la plus emblématique de MEESE reste encore cette installation, consistant en une reconstitution à géométrie variable de son ancien atelier, du temps où il effectuait ses études aux Beaux-Arts de Hambourg. Pandémonium affolant et drolatique, la petite salle est ici entièrement tapissée d'images (posters de stars, photos de films érotiques à deux sous, couvertures de magazines de BD bon marché) et se trouve emplie d'une brocante particulièrement épique: 33 tours vinyle de Nina HAGEN, armure de chevalier en matière plastique, panoplie de sorcière, stèle funéraire en carton, toiles d'araignée synthétiques, bijoux de fantaisie, guirlandes clinquantes, etc.

Pour sa première vraie exposition monographique en France, Jonathan MEESE a peu de risques de passer inaperçu. Et, au passage, Yves AUPETITALLOT et son équipe peuvent se réjouir d'être parvenus à prouver, s'il en était besoin, leur aptitude à changer abruptement de registres, tant cette exposition délicieusement insortable contraste avec le précédent événement du Magasin; un somptueux - mais très clean - panorama consacré à l'art vidéo actuel. Toutefois, c'est bien précisément ainsi qu'il convient d'entendre la vocation de l'art: prendre le public a contre-pied et l'emmener là où il n'aurait pas songé seul à aller. L'artiste questionne la fascination que nous éprouvons pour la barbarie - c'est-à-dire, étymologiquement tout ce qui nous serait «étranger» (et qui ne l'est pas, bien entendu). Grotesques, monstrueuses, faunesques, les sculptures de MEESE s'inspirent de références établies (de Pompéi à PICASSO), mais les exhibent de manière telle que nous ne les « reconnaissons » pas, parce qu'elles nous font un peu honte. Les allusions récurrentes au sexe et à la drogue, aux messes noires et à l'imaginaire gothique, à SADE et à CALIGULA, mettent en lumière le côté sombre de notre condition humaine. Mais ce qui change la donne tient au sens dévastateur de la dérision, dont fait preuve MEESE à tout instant. D'autant que ce dernier n'hésite jamais à se mettre en scène dans ses propres oeuvres, pratiquant frénétiquement l'autoportrait et l'autocitation.

Et s'il soutient que l'art n'a rien à voir avec la réalité, ce n'est pas, néanmoins, sans puiser largement dans cette réalité-là. En témoigne Kokain, cette immense installation aux apparences d'appartement (en réalité un décor de théâtre, pour une pièce qui fut notamment présentée, il y a deux ans, au festival d'Avignon), mais traitée avec le goût explosif qui préside au reste de l'exposition. Ce qui tendrait, une fois encore, à prouver que l'oeuvre de Jonathan MEESE absorbe l'intégralité de ce qui passe à sa portée; et que derrière des allures délibérément insortables, elle se révèle, en fin de compte, grandement salubre. Car si elle s'attaque à tout, ce n'est pas nécessairement à n'importe quoi. C'est notre société qui est malade; MEESE, lui, jouit d'une sacrée santé.

Jean-Louis Roux