Jonathan Meese, Mama Johnny

 


«Jonathan Meese»
Art Actuel, Paris, Novembre / décembre 2006, P.40/42

L'enfant terrible de l'art actuel allemand, portant sur l'art en général un regard percutant et intelligent. Excellent.

JONATHAN MEESE
« Pour moi, l'art est un bateau sans rame »
La bombe de l'art actuel allemand. Jonathan Meese est à la fois peintre, sculpteur, installateur et performeur. Il sait mettre en scène ses oeuvres foisonnantes, vibrantes, portantes.

REPÈRES
Né en 1971 à Tokyo, vit et travaille à Berlin et Hambourg. Sort de l'Académie des Beaux-Arts de Hambourg en 1998. La même année, la Biennale de Berlin le propulse sur la scène internationale. Il fonde avec John Bock et Christian Jankowski les "Neueaktionsten" (Nouveaux Actionnistes). Ses interventions scéniques et picturales sont liées à une galerie de figures mythiques (Richard Wagner, Nietzsche, Heidegger, Hitler, Stanley Kubrick, Balthus, rois, chefs de tribu...), d'autoportraits et de rites chamaniques axés autour du sang, du sexe, du pouvoir, de la mort, de la religion, de la nourriture ou encore des jeux d'enfants. Dernières performances-expositions en date: 2005, « Vive Fantomas », Galerie l'Art du Temps (Clermont-Ferrand), 2006: « Hommage à Noel Coward », Tate Modern (Londres); Galerie Daniel Templon (Paris); « Mama Johnny », Deichtorhallen (Hambourg) et au Magasin à Grenoble. Décors, scénographie et costumes pour le metteur en scène Frank Castorf.

Art Actuel - Exposition « Mama Johnny » à Hambourg, oeuvres récentes montrées à la galerie Daniel Templon à Paris, avant l'exposition du Magasin, à Grenoble: votre actualité est particulièrement chargée. Pourquoi avoir choisi d'appeler la rétrospective de Hambourg « Mama Johnny »?
Jonathan Meese - Mama a un rapport avec les chants d'adieux d'autrefois, lorsque les marins partaient en mer pour longtemps. Mama c'est aussi la mère. C'est le lien sacré qui nous unit à l'univers. Pour moi, l'art est un bateau sans rame, c'est juste une coquille vide. Vous n'avez aucun moyen de le diriger et encore moins quand un orage arrive. Il s'agit avant tout d'une question d'équilibre ou sinon on passe par-dessus bord. Impossible de jeter l'ancre parce que l'art est un mouvement perpétuel qu'on ne maîtrise pas. Je ne peux pas avoir une minute d'inattention, sinon c'est la noyade. Par contre dans l'oeil du cyclone, tout est calme, on est au coeur de l'art. Et quand je réalise des performances, je suis dans la tempête (rire). La performance me permet de crier des questions. Peut-être que mes peintures sont des réponses? En réalité, ce ne sont que de nouvelles questions. Il n'y a pas de réponse en art. On navigue à vue. Je pense qu'à partir du chaos naît l'anti-chaos, et donc la structure. De là émergent plusieurs centres de gravité, comme si vous étiez en mer et qu'apparaissaient plusieurs îles: celles de la sculpture, de la peinture, des installations ou des performances.
AA - Y a-t-il une île, dans votre archipel, qui pourrait être consacrée à la littérature?
JM - Oui bien sûr. Je me réfère souvent à des auteurs très importants comme Le Marquis de Sade, Saint Just, Nietzsche, Heidegger... Je vois cela comme un réseau où tout est interconnecté, pareil à une toile d'araignée où j'aurais tissé ma propre mythologie. On peut rencontrer Richard Wagner, Caligula, Stanley Kubrick, Goldfinger, Dr No ou Staline.
AA - Le Magasin à Grenoble accrochera-t-il la totalité des pièces présentées au Deichtorhallen à Hambourg?
JM - Non. A Hambourg, j'ai voulu montrer la totalité des thèmes abordés depuis mes débuts en 1992. C'est la ville où j'ai passé une grande partie de mon adolescence, où j'ai commencé à sentir que je voulais devenir un artiste. Dans les 2500 m2 du Deichthorhallen, j'ai pu loger de grandes installations comme « Black Box », « MOR » (collaboration avec Tal R), donner la priorité à des photographies ou des peintures un peu moins connues, réaliser de nombreuses performances avec ma mère et des amis. Je pense qu'il devait y avoir au minimum 200 pièces. La superficie du Magasin à Grenoble (1 700m2) ne permet pas un tel accueil. C'est un lieu que je connais pour avoir réalisé l'année dernière une performance sur le thème du « Képi Blanc » (La Légion étrangère). Il a fallu faire un choix tout en conservant le fil conducteur de la rétrospective. Mais j'ai tenu à respecter la même scénographie. Le visiteur est projeté dans mon travail.
AA - Que signifient les insignes, comme la croix de fer qui revient très souvent dans vos oeuvres?
JM - Ce n'est ni plus ni moins qu'un symbole militaire quand un vétéran a rendu des services à la nation. Cela peut être vécu comme une provocation à partir du moment où l'on en fait une autre interprétation complètement détournée. Mais c'est notre problème et pas celui de l'insigne qui véhicule à mon sens une valeur héroïque. La sculpture ou la peinture ne peuvent en elle-même être mauvaises. L'oeuvre dépend de la pensée de l'artiste. Quand vous regardez une oeuvre, votre première impression n'est pas de savoir si elle est bonne. C'est avant tout de savoir si elle vous procure une émotion ou non. C'est instinctif, le reste n'est qu'interprétation. Un exemple: une grande majorité de personnes ont critiqué violemment le film de Pasolini « Salo ou les 120 jours de Sodome ». L'oeuvre en soi n'est ni condamnable, ni immorale. C'est ce qu'on projette dessus qui est répréhensible.
AA - Votre intérêt pour le cinéma vous a poussé à choisir, au même titre que la littérature, des personnalités hors du commun. Que recherchez-vous à travers eux ?
JM - Le style, bien sûr, mais aussi une révolution des idées. Prenez Stanley Kubrick: il a créé ses propres règles. Il s'est forgé un univers avec ses lois et ses codes. Depuis « 2001 l'odyssée de l'Espace », on voit le film de science-fiction avec un autre regard. Le personnage d'Alex de Farge dans « Orange Mécanique » est un phénomène récurrent du pouvoir, du sexe et de l'argent. Kubrick au même titre que Orson Welles, Rainer Fassbinder, Eric Von Stroheim fait partie de mon vocabulaire. Leur cinéma provoque une multitude de réactions que j'utilise dans mon travail.
AA - Vous aimez aussi travailler avec d'autres artistes, comme Jörg lmmendorf et Albert Oelhen, dont l'approche est pourtant totalement différente de la vôtre...
JM - J'aime la confrontation. Chacun apporte ses ingrédients à partir d'un thème. Une fois le tout recueilli, on fait bouillir la marmite et il en sort inévitablement quelque chose... (hésitation). Ça ne fonctionne pas toujours, il arrive que certains artistes ne jouent pas le jeu. Ils prennent ce que vous leur donnez et n'offrent rien en retour. Ils n'ouvrent pas la porte. Ils attendent trop de l'autre. C'est très fréquent chez les jeunes artistes qui commencent à être un peu connus. Ils veulent à tout prix soigner leur image. L'humour est nécessaire dans une collaboration, sinon c'est foutu. Certains se prennent un peu trop au sérieux. Or, l'art est un jeu et une anti-réalité. Il ne faut pas avoir peur d'être puéril ou grotesque, et si on se trompe, ce n'est vraiment pas grave.
AA - Retrouvez-vous ce genre d'échange lorsque vous réalisez les décors pour une pièce de théâtre ?
JM - C'est un travail d'équipe qui demande un maximum d'énergie, surtout quand vous vous attelez à une collaboration aussi imposante que « Les Maîtres chanteurs » de Richard Wagner (mise en scène de Frank Castorf). L'expérience est récente et je dois dire que j'y prends goût. On m'a même donné la possibilité de mettre en scène une pièce de mon choix avec les acteurs, les assistants et les techniciens de mon choix. J'ai aussi la possibilité d'écrire cette pièce, mais j'avoue que j'ai pris beaucoup de retard puisque la première doit avoir lieu le 24 janvier au Volksbühne, un vieux théâtre du début du 20è siècle à Berlin. C'est plutôt intimidant même si j'ai déjà écrit des textes. Mais la tentation est là et c'est trop tard. J'ai déjà croqué dans la pomme (rire).

Propos recueillis à Paris par Harry Kampianne