Jonathan Meese, Mama Johnny
"Lame de fond / Vague à l'âme / Le monde selon Johnny " (extrait)
Le Petit Bulletin, Grenoble, 18 octobre 2006, p.2/3
LAME DE FOND
Interview / Kader Attia, plasticien aux gestes artistiques engagés explore
traumatismes personnels à travers des installations critiquant sans détour
notre monde. Tsunami, œuvre monumentale et plus abstraite présentée
au Magasin, perpétue cette démarche.
Comment expliqueriez-vous votre chemin artistique fulgurant ?
Kader Attia : En fait la médiatisation du travail de l'artiste est
souvent la partie visible de l'iceberg. Moi, ça fait dix ans que je
travaille et personne ne savait qui j'étais. Il y a encore plein d'artistes
qui travaillent dans le secret et dont on entendra parler. Mais c'est avant
tout beaucoup de travail et de conviction. Tous les artistes, qu'on aime ou
qu'on n'aime pas leur travail, passent un temps fou à arpenter leur
chemin de croix : leur travail est une religion intérieure dans laquelle
ils trouvent nourritures spirituelles. En l'occurrence, moi, je ne suis pas
croyant, mais j'aime traiter des religions car la question du dogme chez l'être
humain me fascine et c'est vrai qu'au final, ma religion c'est mon art.
Qu'est-ce qui a été le déclencheur à votre désir
d'être plasticien ?
Je ne pourrais pas dire quel serait le déclencheur. Dans mes plus profonds
souvenirs, je me rappelle avoir fabriqué moi-même mes jouets
avec de la vieille corde trouvée dans la rue et de vieux caddies de
ménagères dont je retirais la bâche puis utilisais la
structure pour me faire des petites voitures. Je ne sais pas comment on devient
artiste. Je crois simplement qu'on garde quand on est artiste son âme
d'enfant et on tente de l'entretenir, ce qui est très dur.
D'ailleurs, l'univers de l'enfance, plutôt violent, est présent
dans vos installations.
L'âge de l'innocence, l'enfance donc, dans sa confrontation aux adultes
est souvent dur, source de traumatismes : immigrés ou non, pauvres
ou riches, bourgeois occidental, ou non, le monde de l'adulte est de plus
en plus impitoyable à l'égard des enfants. C'est la raison pour
laquelle il y a des psychanalystes pour comprendre un peu les raisons pour
lesquelles on est architecturé de telles ou telles façons. L'enfance
est certes l'âge de l'innocence, mais c'est celui des grands traumatismes
: c'est la première carte génétique de notre personnalité.
Et tout ce qui régit notre existence en tant qu'adulte, c'est-à-dire
nos fantasmes, nos désirs de carrière ou non, nos histoires
d'amour, nos chagrins prennent source dans l'enfance. C'est pour cela que
l'enfance me fascine car je crois qu'il y a une universalité dans l'enfance
et on a du mal à la regarder en face. L'enfance est cette part d'intime
qui nous reste en secret et dont on n' a pas envie d'ouvrir la porte. Elle
est la colonne vertébrale de tous les adultes.
L'installation Childhood (un toboggan couvert de lames de rasoirs)
présentée à la
Fiac en 2005 en est un exemple.
C'est le traumatisme de la circoncision : c'est quelque chose qui m'a personnellement
touché, j'ai été moi-même victime de ce traumatisme
là. Je suis fasciné par l'Art Africain. Le rituel, toutes les
cultures traumatiques que subissent les populations d'Afrique Centrale
et les populations primitives en général, me fascinent et en
même
temps j'éprouve une répulsion envers tout ce qui est tranchant,
coupant et qui blesse. J'essaie d'utiliser mon art comme un support d'analyse
et dans lequel je pense que beaucoup de spectateurs se retrouvent parce
qu'il y a l'universalité d'un traumatisme qui fait qu'on n'a pas besoin
d'avoir vécu les mêmes choses, d'être de la même
culture pour être sensible aux choses qui relèvent de gènes
profonds parfois qu'on croit oubliés.
Dans Tsunami, une grande part d'enfance perdure mais l'installation
est moins violente, plus sobre et peut-être plus ambiguë.
J'essaie dans mon travail d'avoir un dialogue avec le spectateur, de le
surprendre à chaque fois : qu'il ne se dise pas "ça c'est
du Kader Attia". Le travail que je faisais sur les transsexuels algériens
que j'ai montré à Bâle récemment - où des
forêts géantes tournaient - où les œuvres de Lyon The
Flying rats ou Tsunami au Magasin, sont des travaux très
différents
et j'essaie d'innover à chaque fois. Le Tsunami, c'est pour
moi une œuvre
où à la fois j'induis des paradoxes et je montre aussi comment,
même en parlant de cataclysme écologique, on ne peut pas aujourd'hui
contourner le monde exécrable dans lequel la planète est en
train de glisser. Cette vague d'acier, c'est aussi pour moi les bombardements
qui s'abattent sur les différents pays qu'on décrète
du jour au lendemain voyous : ce sont des tsunamis qu'on lance sur ces
pays, et qui ne dérangent personne. Je veux montrer aussi, qu'on ne
peut pas être
d'un point de vue plastique toujours dans le même vocabulaire : pour
moi l'art contemporain, c'est comme la danse contemporaine ou la musique.
Beethoven quand il écrit la 5è Symphonie, il est profondément
romantique : on a des contrastes, de grands silences. À la fin de sa
vie, c'était plus moderne. Pour Berlioz c'est pareil : il y a eu la
Symphonie Fantastique, puis des choses plus impressionnistes, plus
douces. Dans mon travail, je peux avoir un dialogue plus frontal, plus brutal
comme avec Les pigeons (Flying rats en 2005 Biennale de Lyon) et puis avec
la vague d'acier, je rentre dans une proposition plastique plus abstraite,
qui laisse plus à réfléchir. Du coup, je ne donne pas
de réponse,
le spectateur peut les chercher lui-même.
Vous évoquiez l'Afrique. Pourquoi compte-t-elle autant ?
J'ai habité le Congo pendant trois ans. Plus les années passent
et plus mon rapport à l'Afrique est fort : il y a un plaisir de la
vie qui me parle beaucoup, nous avons beaucoup à apprendre d'eux. Vous
savez, j'ai été invité à la Biennale d'Art contemporain
qui a lieu aux Canaries. Tous les projets proposés sont sur le drame
des boat people échoués sur les côtes de ces îles.
J'avais moi aussi proposé un projet dans ce sens-là, mais je
me suis dit "il y a quelque chose de bien avec ces gens qui arrivent".
Je me suis rendu compte que c'était plus dur dans un contexte comme
celui-ci de trouver quelque chose qui parle à la fois du drame mais
aussi du côté positif de l'immigration.
Du coup, qu'avez-vous proposé ?
Sur une plage d'une des îles, je vais planter sur le sable 400 mètres
de vieux miroirs de 2 mètres de haut récupérés
dans les brocantes. Ils font face à la mer et quand vous venez de la
mer sur un bateau ils vous donnent l'impression que la cote scintille, qu'elle
brille : c'est l'Occident qui attire. Et c'est beau d'être attiré par
New York ou par Paris. Mes parents, quand ils sont venus d'Algérie
en France, c'était pour des raisons économiques. Aujourd'hui
mon père y retourne, ma mère, elle, y va de temps en temps mais ça
l'emmerde car elle n'a pas envie de mettre un voile : et c'est ça l'immigration,
c'est la possibilité d'avoir une autre vie. Dans les flux migratoires,
il y a énormément d'énergie et de positif.
Quel point de vue avez-vous sur le monde de l'art contemporain ?
Finalement, c'est un milieu que je côtoie peu. J'ai eu un bar (à Belleville)
pendant des années qui m'a permis d'être indépendant financièrement
et d'avoir une autre vie à côté de l'art. Je pense que
j'y retournerai un jour parce que j'aime les bistrots. Et je pense que l'art,
c'est pas un métier. Il faut pouvoir naviguer entre l'art et le monde,
ne pas s'enfermer et avoir l'impression qu'autour de nous le monde va très
bien. Je ne dis pas qu'il faut être alarmiste mais on ne peut rester
indifférent et loin du monde. Un de mes plus grands plaisirs est de
prendre un café sur une terrasse, je lis les journaux français
ou étrangers. Le plaisir qu'il nous reste aujourd'hui, toutes personnes
confondues, tous métiers confondus est de prendre un café, seul,
d'éteindre son portable et de retrouver une liberté.
C'est une nourriture nécessaire ?
Tous les artistes que je connais ont ce besoin d'être devant un ballon
de rouge, un café, seul, parce que l'inspiration vient du monde, de
la lecture des journaux.
Surtout que pour vous la critique, que ce soit celle de la société de
consommation, des politiques, des religions, de l'Orient, de l'Occident,
alimentent vos propositions.
C'est un avis personnel, mais on ne pas être dans le monde dans lequel
on vit aujourd'hui, et parler de petites fleurs.
La notion d'engagement est fondamentale.
Absolument. La notion d'engagement a toujours été importante.
Quand Manet peint L'Olympia, c'est un engagement - le tableau a d'ailleurs été refusé-,
quand Caravage peint c'est considérable, quand Marcel Duchamp travaille,
c'est un engagement. C'est pour cela que Tsunami pour moi est importante,
car l'installation est à la fois très élégante,
sobre et ne dit pas grand chose, mais quand vous êtes devant - d'abord
parce que d'un point de vue plastique elle est impressionnante- on a l'impression
que la vague va nous tomber dessus, on se dit "qu'est-ce que cela doit être
un vrai tsunami".
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VAGUE À L'ÂME
Parcours / Tsunami, installation
monumentale de Kader Attia, occupe presque tout l'espace de la "rue" au
Magasin, et coupe le souffle par les sentiments et sensations contradictoires
qu'elle suscite.
L'œuvre colossale
(15 m de haut et 70 mètres de long), est une vague d'acier réalisée
avec de la tôle, ce même matériau que l'on utilise pour
les toits des bidonvilles. Cette vague à la fois menaçante mais
aussi attirante par l'"espace de jeu" qu'elle offre, nous fige cependant
par son ambiguïté et les questions qu'elle déclenche. Reste
que pour chaque spectateur, l'expérience sensorielle et intellectuelle
diffère. Pour Kader Attia, jeune artiste de 36 ans, cette installation
au Magasin est une sorte de consécration. Effectivement, c'est sa première
exposition monographique réalisée avec le Musée d'Art
contemporain de Lyon - où il avait présenté, entre autres
cet été Frigdes (paysage de banlieue réalisé à partir
de frigidaires hors-d'usage), Moucharabieh (arabesques composées
avec des menottes). Consécration qui s'avère largement méritée.
Son travail questionne, remue, émeut, fait œuvre de thérapie
collective. Car ses propositions artistiques, installations grandioses,
puisent leurs forces et impacts dans les dérives de notre monde contemporain.
Elles interrogent sur les rapports complexes entre Occident et Orient,
sur les conflits entre religion et société de consommation,
sur les problèmes identitaires. Toutes s'avèrent néanmoins
imprégnées du vécu de l'artiste (ses parents originaires
d'Algérie se sont installés à Sarcelles où il
a grandi), dans une tentative de se comprendre et de se réconcilier.
Kader Attia reste cependant un observateur critique de notre société malade,
conservant sa juste colère. Depuis la fin de ses études en 98,
tout a été très vite pour lui. En 2000, il présente
La Piste d'atterrissage, diaporama sur les transsexuels parisiens
qui le fait connaître. Puis, le faux magasin Hallal (2004) à St-Germain-des-près,
attire les médias ; à la Biennale de Lyon (2005) Flying
Rats (dans une immense cage en fer des sculptures d'enfants grandeurs
natures réalisés
avec du grain se font dévorer par une centaine de pigeons vivants)
fait grand bruit ; en 2006 il participe à Notre Histoire au Palais
de Tokyo avec Arabesques (composition moderniste réalisée
avec des matraques). À présent, une première exposition
personnelle entre le Musée d'Art contemporain de Lyon et le Magasin
prouve que son travail tour à tour angoissant, violent, drôle
et toujours poétique, fait grosse impression.
Séverine Delrieu