Jonathan Meese, Mama Johnny

 


"Kader Attia - A double détente"
Beaux-Arts Magazine, Paris, Décembre 2006

Il est l'un des meilleurs représentants de la scène française à l'étranger. Artiste de la collision, se plaisant à provoquer l'attraction comme la répulsion, Kader Attia agit comme un révélateur de nos malaises sociaux, dans un monde où les cultures s'entrechoquent plus qu'elles ne s'entremêlent. Actuellement à Grenoble, son installation Tsunami en témoigne avec force.

Kader Attia navigue entre deux cultures et toutes leurs combinaisons possibles, entre les mondes dans lesquels il a grandi: celui de sa banlieue natale à Sarcelles et du reste de sa famille en Algérie, puis celui du quartier de Belleville où il a tenu le bien nommé café Chéri(e), celui de traumatismes enfantins qu'il voit remonter à la surface de son travail comme des précipités de sa mémoire, celui, salvateur, de ses rencontres avec ceux qui lui ont permis d'être la figure d'autodidacte qu'il revendique en le menant sur la voie de l'apprentissage, des livres, de l'art et des voyages. En bon ex-patron de café, il aime les rencontres et parle avec bonheur de ceux qui comptent pour lui, tel Christian Nagel de sa galerie berlinoise: "Un homme froid et intransigeant, mais profondément généreux et une source inépuisable d'information."
Son atelier au nord de Paris est un véritable chantier de construction. Un lieu où tout est fabriqué sur place, par lui-même et quelques assistants et où les projets s'ajustent constamment et se mesurent à leur savoir-faire. La règle est claire pour entrer chez Attia: "Il faut d'abord savoir souder et apprendre à tout faire, sur le tas."
C'est précisément en observateur des distances variables entre les cultures dont il est traversé que Kader Attia s'autorise des raccourcis brutaux. Aussi creuse-t-il les écarts pour en révéler les abîmes, croyant ferme dans le pouvoir rédempteur de l'art. Prenant pour modèle d'engagement artistique le J'accuse de Zola, Attia applique avec constance son programme politique dans un travail protéiforme aux accroches autobiographiques. Il n'hésite pas par exemple, en 2005, à agglomérer les symboles religieux juifs et musulmans dans une boule à facettes renvoyant sur les murs de la cour du musée d'Art et d'Histoire du judaïsme à Paris les reflets lumineux d'une myriade d'étoiles et de croissants. L'effet festif de cet objet de synthèse décorative est arrêté net par son titre, Big Bang, qui agit là comme le rappel brutal d'une explosion irréversible. Autre enchevêtrement de valeurs renvoyées dos à dos: dans une série de dessins à l'encre noire, une foule sans visage porte de façon indifférenciée sur ses vêtements logos de marques, noms de villes ou symboles religieux. Ces anonymes portent sur eux les marques ostensibles de communautés isolées les unes des autres. La scène laisse circonspect face à ce constat d'une équivalence généralisée des signes identitaires. Ce sont là les habitants aphones de cette sombre ville flottante, lourde comme un nuage d'encre noire, dégoulinant et pleurant sur le mur du musée d'Art contemporain de Lyon, peinture réalisée à l'occasion de sa première exposition muséale cette année.

À l'image de ce mural, les oeuvres récentes de Kader Attia relèvent d'un processus d'expansion, multipliant à l'excès un seul et même motif dans des grilles qui n'ont pour limites que celles, circonstancielles, de l'espace qui les contient. En témoignent Arabesques (2006) où des tonfas, matraques utilisées par la police, sont répartis sur un mur suivant les lignes d'une calligraphie soufi, ou encore, Moucharabieh (2006) où un réseau de menottes remplit le chassis d'une fenêtre. Avec ces compositions à géométrie abstraite dont les unités élémentaires sont des objets ambivalents de répression et de fétichisation, il ne s'agit pas tant de revisiter une esthétique typique de l'art islamique que de livrer une vision du monde où domine l'indifférenciation de l'individu neutralisé par une communauté de semblables.

FORMES AGRESSIVES ET CAPTIVANTES
Ces processus de répétition et d'amplification produisent, à l'échelle de ses installations monumentales, l'effet d'un martèlement et se cristallisent dans des formes à la fois agressives et captivantes, régressives et fantasmagoriques. Pour exemple, sa création Infinities présentée à la foire de Bâle en 2006: une salle entièrement carrelée de miroirs est percée de forets géants qui descendent du plafond et torpillent le sol, rejetant vers l'infini les reflets brillants d'une salle des machines.
À 36 ans, cet artiste voit son pouvoir d'action augmenter en même temps que sa carrière artistique et reste constant dans les principes de son travail. Installant des rapports de domination à effet attractif ou répulsif immédiats, Kader Attia demande au visiteur de trouver la bonne distance, optique ou physique, avec son oeuvre. Rappelons qu'il a commencé par la photographie. C'est sans doute cette pratique d'observation et de mesure imposée par la focale fixe de son appareil qui informe encore ses oeuvres et nous engage à les regarder en deux temps effet et contre-effet, sens et contre-sens, afin de trouver la distance nécessaire pour en juger.

Childhood
2005, installation, dimensions variables.
Le passage de l'enfance à l'âge adulte est un thème cher à Kader Attia et prend ici la tournure d'une mise en scène dramatique. Dans une salle blanche, entièrement carrelée, aseptisée et pavée de miroirs, trône un toboggan rose bonbon. Mais la salle de jeu se révèle être une salle de torture et la scène dénonce certaines pratiques rituelles comme l'excision. Typique d'une vision en deux temps propre à l'artiste, l'effet pervers est suscité par l'écart entre la vision trop hâtive depuis le seuil et le parcours physique du visiteur.

Fortune Cookies
2005, installation , dimensions variables.
Ayant acquis pour un euro symbolique un restaurant chinois avec tout son mobilier, Kader Attia lui fait faire le voyage d'un seul bloc et le renvoie à ses origines dans le musée d'art contemporain de Canton. Dans cette reconstitution muséale, c'est toute l'identité d'un décorum chinois à la française qui se charge alors d'un certain exotisme aux yeux du visiteur local. Fruit de la distorsion que cet aller-retour a fait subir à la salle du restaurant, elle se trouve envahie par des masses de «fortune cookies» porteurs d'un message anticipateur, brutal et poétique: «L'après-midi du 18 février 2096, tu seras mort.»

Tsunami
2006, installation, 12x14x40m.
Une vague de tôle ondulée gronde sous les hauteurs de la nef du Magasin à Grenoble. La lame de métal envahit l'espace et en épouse les formes à la manière d'une image de synthèse monumentale et implacable. Ce motif naturel est soumis à une version urbaine stylisée (on pense a un skate park ou à l'architecture offensive d'une aire d'autoroute). Les néons blancs placés à la crête des ondes fixent le mouvement dans une projection purement rétinienne. Son titre fait de cette sculpture une allégorie lui faisant porter alors le rôle d'un commentaire sur une vision apocalyptique de la nature.

REPERES
1970 Naissance à Dugny (Seine-Saint- Denis)
1996-1998 École supérieure des Arts décoratifs, Paris
2000 Ouverture du café Chéri(e) à Belleville, Paris
2002 'Alter Ego', galerie Kamel Mennour, Paris
2003 'Dream Machine', biennale de Venise
2005 'The Loop', foire de Bâle , 'Flying Rats', biennale de Lyon. Nommé pour le prix Marcel Duchamp
2006 'Notre histoire', exposition collective, palais de Tokyo, Paris. 'Infinities', foire de Bâle.
Kader Attia vit et travaille à Paris. II est representé par la galerie Andrehn Schiptjenko a Stockholm.

A VOIR
Construite sur place, l'installation monumentale Tsunami atteint près de 15 mètres de haut et deferle sur 40 mètres, soit toute la longueur de la 'rue', l'espace central sous verrière qui traverse le centre d'art grenoblois le Magasin.

Emilie Renard