Allen Ruppersberg


 

"Allen Ruppersberg",
Das Kunst Bulletin, Zurich, novembre 1996, p.30-31

Dans la fanfare de l'art conceptuel des années 60-70 on imagine volontiers l'artiste américain Allen Ruppersberg en joueur de triangle. Un instrumentiste discret mais néanmoins nécessaire, en léger retrait des pontes de l'époque (Kosuth, Weiner, Huebler), dont le conceptualisme adapté à sa propre biographie ne subira que peu les stigmates des quelques décennies passées. Pendant longtemps rangé des voitures et des rétrospectives, Allen Ruppersberg expose au Magasin de Grenoble auréolé d'une nouvelle exégèse.

Allen Ruppersberg
Si pour Nietzsche la vérité n'est qu'une fiction nécessaire à la vie, alors en cela celle d'Allen Ruppersberg, en sublimant le quotidien dans la structure narrative de son oeuvre, se fait fort d'être exemplaire. Dès lors, son intérêt pour le livre, les suites de photographies ou de dessins, s'explique naturellement. Car lorsque Allen Ruppersberg se sert de l'image, c'est pour la mettre en balance avec la linéarité de l'écrit et du langage (dans les livres de l'artiste texte et photos sont souvent placés en vis-à-vis). Entre ce qui est dit et ce qui est montré, entre le peut-être et le probable, les petites histoires de l'américain vont ainsi leur chemin. <Where's Al?>, 1972 raconte en une centaine de clichés-souvenirs et notations manuscriptes les tics et manies de Al, les endroits qu'il fréquente, les émissions qu'il regarde. Mais tandis que les images se chargent de documenter le visible, le texte profile les contours du personnage. De Houdini à Raymond Chandler en passant par un voyage en Europe, les intérêts de Al, dont les protagonistes <He> et <She> questionnent inlassablement la venue toujours différée - avec un petit quelque chose du couple Vladimir et Estragon attendant Godot - sont ramenés à la froideur d'un inventaire dont il est difficile de trier le bon grain de l'ivraie. Et quand bien même l'on voudrait reconnaître dans le sobriquet utilisé le prénom de l'artiste, <Where's Al?> n'en garantit pas pour autant une scrupuleuse autobiographie. Dans un registre similaire <To Tell the Truth>, 1974 (dire la vérité) expérimente plus avant les capacités fictionnelles du récit. Ce micro-reportage d'une dizaine de clichés commentés, montre l'artiste masqué faire face à une table chargée d'objets dont les proximités sont souvent incongrues (la vision kitschomallarméenne d'un buste de Nefertiti cotoyant une bouteille de ketchup). A chaque nouvelle prise de vue correspond l'arrivée d'un nouvel indice nominalement renforcé par le texte. Mais au lieu d'annoncer le décor de l'action tel qu'il apparaît sur la photo (un jardin ensoleillé), il est fait mention d'un <patio rafraîchi situé à l'extérieur d'une grande demeure quelque part dans le Montana...> tandis qu'un cendrier est reconnu par le texte comme <un roman de Zane Grey>. Quelques images plus loin, l'histoire s'accélère. L'artiste saisit un revolver correctement libellé, ôte son masque à l'annonce de <un argument> et fait feu. Il s'écroule au-dessus de la mention <un meurtre>. Cette situation pour le moins surréaliste d'une collection confuse d'objets dont l'argumentation finale et funeste est le suicide de l'artiste, n'exprime-t-elle pas métaphoriquement la nature proprement fictionnelle du monde, la texture narrative de l'existence?
Ainsi en va-t-il de la série de dessins <Drawn from life>, 1981 - que l'on peut traduire sous la double acception de <dessiné> et <tiré de>. Le récit d'un meurtre que l'artiste recopie au crayon tel qu'il est imprimé dans la presse réinjecte dans l'art, par la narration du dessin, ce qui a été littéralement retiré de la vie, donc du réel. Un rapport qui est encore au centre d'une série de dessins représentant les livres auxquels l'artiste est particulièrement attaché. Regroupés sous l'intitulé <The Gift and the Inheritance>, 1991 (le don et l'héritage), chaque livre dessiné est sensé être physiquement offert, à la mort de l'artiste, au propriétaire de son double artistique. Outre le jeu contractuel morbide qui place immanquablement le collectionneur dans l'attente du deuil, l'oeuvre d'art devenue la métaphore d'une certaine réalité (le livre qu'elle représente) trouvera son achèvement complet dans la disparition de son auteur. Sans pour autant mythifier cette issue fatale - il aurait plutôt tendance à lui mettre du plomb dans l'aile - Allen Ruppersberg démontre que la fiction n'est pas cette manière entendue de fuir la réalité mais qu'elle rejoint la seconde plus que de raison.

Emmanuel Grandjean


Allen Ruppersberg est né en 1944 à Cleveland, Ohio. Il vit et travaille à Los Angeles.

Expositions personnelles récentes:
1994 Raum für Neue Kunst, Vienne; Studio Guenzani, Milan; Galerie De Expeditie, Amsterdam
1996 Magasin, centre National d'Art contemporain de Grenoble; Jay Gorney Modern Art, New York
1997 Portikus, Francfort

Le premier catalogue rétrospectif important est édité à l'occasion de cette exposition (textes bilingues français/anglais de Catherine Quéloz, Dan Cameron et Allen Ruppersberg).
Un mur d'affiche d'Allen Ruppersberg est édité en multiples par le Magasin. La rétrospective <Where's Al?> au Magasin de Grenoble se poursuit jusqu'au 5 janvier 1997.