Allen Ruppersberg


 

"A Grenoble, deux expositions idéales pour comprendre l'art de l'après-guerre" (extrait)
Le Nouveau Quotidien, Genève, 29 octobre 1996, p.25

La peinture abstraite de Morris Louis et celle, surréaliste, du Californien Allen Ruppersberg sont contemporaines mais radicalement différentes. Deux manières d'appréhender l'art des cinquante dernières années. Visite comparative dans les musées Grenoblois.

Le Musée de Grenoble présente 28 peintures du peintre abstrait Morris Louis - la première rétrospective de cette importance en Europe, 34 ans après sa mort en 1962 à l'âge de 50 ans. Et le Magasin - Centre national d'art contemporain - présente la rétrospective d'un artiste qui a 52 ans cette année, le Californien Allen Ruppersberg. Peu d'oeuvres semblent aussi éloignées l'une de l'autre que celles de ces deux artistes, et pourtant, elles éclairent, chacune à sa manière, l'évolution de l'art des 50 dernières années.
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Avec l'exposition d'Allen Ruppersberg, on se trouve dans une toute autre contrée de l'art, celle où les mots sont la matière de l'imagination et de la réalisation des oeuvres. Au Magasin, à une portée de tramway du Musée de Grenoble, on ne voit ni peinture ni sculpture au sens strict. Ruppersberg est ce qu'on appelle un polygraphe. Il utilise toutes les techniques, il les mélange sans complexe. Il copie au stylo à bille sur 20 toiles de 183 x 183 cm le texte intégral du «Portrait de Dorian Gray» d'Oscar Wilde. Il rend hommage à Raymond Roussel, l'écrivain génial admiré des surréalistes, avec une série de 34 dessins. Il fait une conférence en vidéo sur Houdini. Il magnifie la littérature populaire en installant une bibliothèque imaginaire dont les couvertures imitent les jaquettes des best-sellers et dont les pages sont des images créées par lui.
Humour, association d'idées, ici l'inconscient s'active. Et pour aider le visiteur, on lui confie un livret avec la traduction des nombreux textes qui émaillent les oeuvres de Ruppersberg. Le spectateur n'est pas convié à une austère méditation, il est convié à une plaisante conversation, mais une conversation qui le déséquilibre et l'interloque tout autant, et même plus, que les plages blanches fendues de couleurs de Morris Louis.
Des drippings de Pollock aux sérigraphies de Warhol, en passant par les peintures fluides de Morris Louis, de l'usage d'une imagerie populaire par le pop'art à celui des techniques de la vidéo et de l'électronique, l'art américain a focalisé notre attention sur le pouvoir évocateur des techniques.
L'héritage des dadaïstes et des surréalistes s'est le plus souvent résumé, et se résume encore aujourd'hui, à des gestes provocateurs.
Or, les dadaïstes comme les surréalistes ont justement navigué sur la frontière étroite et perméable qui sépare la géométrie et la poésie. Les oeuvres de Morris Louis semblent s'être arrêtées à la géométrie, même s'il s'agit d'une géométrie fluide et indéterminée. Celles d'Allen Ruppersherg, proches du surréalisme, semblent avoir versé du côté de la littérature.
Le hasard qui les a rapprochées à Grenoble nous fait mesurer tout ce qui sépare encore la géométrie de la poésie dans l'art d'aujourd'hui, et le champ immense et fertile qui reste ouvert aux artistes pour les réunir.
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Laurent Wolf