Dramatically Different

 
Dramatically Different
Artpress, Paris, janvier 1998, p. 66-67

Centre national d'art contemporain Le Magasin, 26 octobre 1997 - 1er février 1998

L'exposition collective, voyons-la comme ce pis-aller usé jusqu'à la corde par des médiateurs culturels s'essoufflant à rendre compte le moins mal possible de la fertilité de l'art vivant. Une proposition souvent peu convaincante, confite dans les impératifs contraires sinon centrifuges du thème fédérateur, du panoramique ou de l'effet de mode. Dramatically Different, divine surprise, fait exception à la règle. Mis en oeuvre par Eric Troncy, supervisé par Yves Aupetitallot et Alessandra Galasso, ce melting pot n'est pas une exposition collective de plus mais un manifeste pour une manière divergente d'exposer l'art vivant. En français, rappelons le, Dramatically Different doit être traduit par Radicalement différent. Dramatically Different, au départ le nom d'une crème de beauté et donc la suggestion d'une volonté de remise à neuf ou même de ravalement, un terme plus dur mais, dans ce cas, non dénué d'à-propos. Au regard de ces prémisses, il semblera que c'est mal se servir de Dramatically Different que de s'abandonner à sa seule offre visuelle, ensemble d'oeuvres, en un certain ordre assemblées, d'auteurs divers venus d'horizons ici souvent fort différents. Pourquoi cependant ne pas jouer le jeu, dès l'entrée, comme y invite le Please accueillant le spectateur, maintes fois reproduit en lettres géantes sur les toiles de Sarah Morris ? Le premier registre de cette exposition généreuse, c'est d'ailleurs la délectation, l'invitation à un regard jouisseur. Passer en flânant d'Andy Warhol (le célèbre Cow Wallpaper) à Alain Séchas (la Toile rouge, figurant une scène de torture), ou de Mike Kelley (des peluches) à On Kawara (des Date Paintings), sans attention autre que celle que génère la curiosité. Se laisser faire, en acceptant d'être confronté à des contiguïtés parfois stupéfiantes, à l'image de la culture de l'empilement qualifiant l'âge postmoderne de l'art. Dans une salle, une fleur de Lily van der Stokker, épanouie, enfantine, jouxte des cadres d'Allan McCollum. Dans une autre, sans raison clairement identifiable, une Expansion de César est contredite à la fois par des fusées de Sylvie Fleury, poussant à la verticale, et par les cibles colorées de Rondinone, véritable aspiration du regard vers la profondeur. Pourquoi pas? Le plaisir de voir, d'essence libertaire, naît souvent de l'absence d'autoritarisme.

Si l'on peut se satisfaire de voir Dramatically Different et oublier d'en penser le contenu, l'enjeu de l'exposition est cependant ailleurs, dans la question du concept même de l'exposition collective, devenue comme l'on sait le médium par excellence de l'art du 20e siècle. La règle défendue ici serait la suivante c'est l'art d'abord qui doit créer les conditions spécifiques de son exposition. L'art de la décennie écoulée privilégiant, selon les propres termes d'Éric Troncy, effets d'«accident» et confrontations insolites ou interrogatives, il revient à l'exposition collective d'en adopter le principe de manière morphologique, en évitant de ranger ce que la création artistique vient déranger dans les faits.

Second principe mis en avant : toute exposition émanant de la volonté d'un commissaire, il paraîtra suspect d'y gommer les effets de la subjectivité ou de les diluer dans un discours de dissimulateur. «Je ne crois pas qu'une exposition adresse des leçons, explique ou éclaire, prévient Eric Troncy. Elle est avant tout l'invitation au partage d'une expérience personnelle de l'art». Dramatically Different, du coup, entend se démarquer des divers modèles d'exposition collective d'art contemporain, ayant prévalu depuis un quart de siècle, tenant tous plus ou moins du Meccano ou de l'impuissance, qu'il s'agisse du modèle canonique mais discutable de l'exposition thématique, du modèle plus dynamique mais erratique du workshop (This is the Show à Gand, en 1994, pour les plus inspirées), de l'hybride, enfin (Documenta, Manifesta…), qui se refuse à choisir entre présentation déférente et activisme en direct.

Ce dispositif décliné, on est en droit de se demander, en un sain élan de polémique, dans quelle mesure la proposition atteint son but et, en particulier, si elle ne rejoue pas le jeu szeemannien trente ans après, foncièrement réglé lui aussi par les critères de personnalisation de l'exposition et «d'accident». Quelques moyens, tous recevables, que l'on s'y donne pour ouvrir une autre voie dans l'art de l'exposition (étymologiquement, la «mise en vue»), Dramatically Different n'est pas sans générer un premier constat qui risque d'en corroder l'efficacité. Adoptant les traits de la très classique «exposition thèse», et réactivant celle-ci sur un mode militant, une telle proposition fourbit ainsi le sentiment (réellement dramatique, celui-là) qu'une fois confronté à l'art vivant, c'est le principe même de l'exposition collective qui s'avère invalide, pour cause et à force de manières d'exposer se contestant les unes les autres (Damien Hirst, ainsi, a décliné l'invitation, au prétexte qu'il n'expose dorénavant que seul en piste). Second constat, relativisant le premier, l'originalité même de la proposition : le concept, soutenant Dramatically Different, de la recomposition de l'exposition collective en fonction du critère de la surprise a pu déjà donner lieu à des propositions similaires (émanant le plus souvent, il est vrai, d'artistes, et non de conservateurs ou de critiques d'art). Voir certaines expériences menées de longue date par John Cage, par Douglas Huebler ou encore, voici quelques années, par Joseph Kosuth, dans le cadre de l'exposition bruxelloise consacrée à Wittgenstein.

Ces réserves faites, Dramatically Different est une exposition superbe, miraculeuse dans ses effets visuels autant qu'intellectuels. Encore, parce qu'on y fait état d'une recherche se colletant à un questionnement fondamental (que faire de notre relation intime à l'art, et comment la socialiser ?), reposant qui plus est sur un argumentaire crédible (réenchanter l'exposition par le jeu des variables sensorielles). Enfin, parce qu'il est entendu que l'histoire continue, selon la formule consacrée, et que tout élément de reconfiguration est bienvenu. On en profitera, du coup, pour saluer l'activité expérimentale du Magasin de Grenoble (où est passé Paris ?), structure qui s'affirme comme l'un des pôles majeurs de la géographie française de l'art vivant.

Paul Ardenne