Dramatically Different

 
Habiter un lieu d’art
Kunst-Bulletin, Zurich, décembre 1997, p. 28 à 31

Alors que l'art des années quatre-vingt-dix a vécu une profonde mutation, comment les lieux d'exposition actuels pourraient-ils faire l'économie de tels bouleversements? On organise six ou sept shows par année, on aligne les bons artistes après les bons artistes, les bonnes expositions après les bonnes expositions : mais rend-on ainsi vraiment compte de la pratique artistique actuelle?

Habiter un lieu d'art

Les pirates d'aujourd'hui ne braquent plus les banques avec cagoules, uzis et voix d'hystériques, mais naviguent dans les systèmes virtuels, déstructurent les dispositifs de sécurité et s'infiltrent incognito dans les banques de données. De la même manière, l'art actuel ne se place plus face au monde pour mieux l'étudier ou l'évoquer. Il se glisse à l'intérieur de celui-ci, sillonnant la multiplicité des réseaux que notre réalité tisse tous les jours. Il l'habite.

      Comment, dans ces conditions, peut-on encore considérer l'exposition - et ses lieux - comme un showroom, un objet autonome, une entité bien définie, un domaine rassurant, un prozac qui suspend toute temporalité. Comment peut-on encore concevoir un programme d'exposition comme un véritable tableau de chasse, une playlist?

      Comment rendre compte de la pratique artistique actuelle? Celle-ci revendique en effet le brouillage des codes, l'égarement à travers la jungle de nos signes. Les artistes d'aujourd'hui font virevolter les épidémies, se nourrissent d'infections et cultivent la métastase. Ils démagnétisent les boussoles et plongent dans notre univers quotidien sans trajectoire préétablie. Ils fonctionnent plus dans une logique de mouvement, de vitesse que dans une logique de représentation. Ils travaillent souvent à la périphérie de l'art, zones de perturbations où tout fluctue, se noue et se dénoue. Tel artiste revendique les tremblements de terre, un autre met au point des véhicules post-apocalyptiques, un autre fabrique des armes, étudie les insectes, joue au touriste, explore le fonds des mers...

      La question revient: peut-on encore concevoir un lieu d'art comme une aire (d'éducation, de repos, de distraction), comme une surface d'exposition, alors que l'art d'aujourd'hui revendique la coïncidence, l'immédiateté, l'alliance, le conflit et la déstructuration des apriorismes? Autrement dit, peut-on encore concevoir le fonctionnement d'un lieu d'exposition comme un programme, alors qu'il devrait s'aborder comme une véritable activité?

      Pris dans le tourbillon des dispositifs mis en jeu par les artistes d'aujourd'hui, un lieu d'art devrait impérativement opérer une mue dans son statut même: plus que de proposer les simples résultats des diverses expériences artistiques, celui-ci devrait davantage être envisagé comme une plate-forme en constante instabilité à même de vivre - et non plus seulement de traduire - cette fantastique mutation que l'art, en cette fin de siècle, expérimente.

      Un lieu d'art devrait pouvoir répondre à cette double nécessité: être en phase avec l'art actuel et dans le même temps se situer en amont, trouver la bonne distance, celle qui permet de formuler une véritable réflexion, d'assunier des positions, de défendre les paradigmes émergeants. Ce qui signifie qu'un tel lieu doit pouvoir revendiquer un fonctionnement motivé non par la mode mais bien par un véritable mode opératoire.

      Concrètement, de telles revendications passent par un remodelage des structures qui régissent les lieux d'art. Ces derniers ne peuvent en effet plus se contenter de présenter des expositions, comme on le ferait d'un objet que l'on soumet à l'étude. Or peu de musées, centres d'art ou galeries ont pris le risque de remanier une logique de monstration, essentiellement basée sur le système des objets, cher aux années 80.

      Certes, chacun cherche à offrir un espace accueillant. Le mot d'ordre aujourd'hui est unanime: convivialité. Pas d'institution sans cafétéria, ce lieu qui lui donne un supplément d'âme. <Non, visiter mon musée n'est pas ennuyeux; on peut même y boire un verre. Il est branché: on y organise des techno-parties.> (A quand le karaoke?) On peut également multiplier les instruments pédagogiques, bibliothèque, librairie, vidéothèque, etc.. Efforts louables, puisque l'art contemporain doit rester accessible et déchiffrable. Mais on peut se demander si tous ces efforts, méritoires, ne cachent pas une attitude qui se généralise: se donner bonne conscience. <Quelle est votre minorité préférée?> demanderait feu Kippenberger.

      Face au débat qui divise actuellement la scène artistique - savoir, une fois pour toute, si l'art contemporain est <globalement nul> (Baudrillard) -, les institutions jouent à l'autruche et campent sur leur acquis. Qui ose remettre en cause sa propre légitimité? Qui - à part les artistes eux-mêmes, voire les associations que ces derniers gèrent - se pose véritablement la question: que signifie exposer? comment concevoir un lieu d'exposition, comment l'habiter? comment rendre compte de la pratique artistique actuelle? Ou plutôt: qui agit en conséquence et joint l'acte à la parole?

                  Habiter un lieu d'art, c'est accepter que l'art suscite des questions dont les réponses ne sont qu'au bout de la langue; c'est construire et piétiner tous les jours son propre château de sable. Habiter un lieu d'art, c'est finalement renoncer à la tiède euphorie de la bonne conscience et du devoir accompli, ce sentiment de béatitude comparable à celui qui nous envahit après quelques heures passées devant la télévision, le six-pack de bière consommé.

Marc-Olivier Walher