Dramatically Different

 
"Dramatically Different : une exposition moins ordinaire"
Omnibus, Paris, janvier 1998, p. 18

Pour rire ou pour pleurer, la liste des «thèmes» des expositions de groupe reste à faire. Étant donné l'ennui de la plupart des group-shows, des recettes et des déclarations et autres justifications scabreuses qui péniblement les soutiennent, il faut bien admettre que c'est (presque) toujours avec plaisir que l'on visite les expositions organisées par Eric Troncy - commissaire de «French Kiss #1» et «French Kiss #2» (Genève, 1990, et Nevers, 1991), «No Man's Time» (Nice 1991) ou «Surface de réparations», #1 et #2 (Dijon 1994-1995).

«Dramatically Different» est sa dernière exposition collective en date - il est pour l'occasion assisté d'Yves Aupetitalot et Alessandra Galasso.

Comme les expositions de groupe initiées par Eric Troncy, «Dramatically Different» n'est ni lourdement démonstrative ni bêtement illustrative ; elle n'est pas de celles que l'on visite pour vérifier les termes d'une leçon écrite à l'avance, celles dans lesquelles s'échouent : les preuves d'une démonstration. «Dramatically Different» est bien l'inverse de cela : c'est une exposition dont l'écriture du scénario est laissée à chaque spectateur, au fil d'une visite soutenue et d'un parcours accidenté ; c'est une exposition qui impose «qu'à chaque pas, nos convictions trébuchent». Pris dans le contexte particulier de celle-ci, chaque «oeuvre lance un défi qui demande à être relevé. Elle exige une réponse - une réponse qui ne peut-être donnée que par celui qui a accepté de relever ce défi. Et cette réponse doit être la sienne propre, et lui être donné de manière active. Le participant fait partie du jeu» 1 .

Si l'on devait définir ce qui se joue au Magasin, on le ferait d'abord en creux : par l'élimination des gimmicks qu'Eric Troncy s'est interdit d'utiliser, quand bien même ces «trucs» pouvaient, à l'avance, assurer le succès du projet. Aussi, «Dramatically Different» n'est-elle pas une exposition-de-groupe-de-jeunes-artistes : d'Andy Warhol à Sarah Morris en passant par Paul McCarthy, Mike Kelley, Alain Séchas et Ugo Rondinone, les vingt-six artistes réunis ici appartiennent à 1 histoire des quarante dernières années. Jamais le spectateur n'y fera l'expérience d'installations «interactives» (quand bien même la Tomato Head de Paul McCarthy le lui suggérera) ; il n'y verra pas de vidéos géantes projetées sur les cimaises et ne sortira pas abruti par les bandes sonores diffusées à tue-tête ; le vernissage n'a du reste pas été l'occasion de performances ni de défilé de mode.

      Comme ta crème de beauté à laquelle elle emprunte son titre, «Dramatically Different» déride et relifte ; cette exposition, en mettant au panier les modalités de présentation des oeuvres modernistes qui perdurent dans les musées et autres lieux pour l'art, biffe ces principes qui, théorisés par Brian O'Doherty et radicalisés par l'art minimal, ont progressivement imposé le white cube en vue d'une lecture objective d'objets spécifiques «autonomes». Elle invalide la présentation raréfiée des oeuvres d'art dans des environnements impeccables. Yves Aupetitalot écrit : «Arrivé au terme de la modernité, nous arrivons également au terme d'une définition ontologique de l'oeuvre qui en est héritée comme l'est son type d'accrochage.» Prenant acte de l'inadaptation des modalités de mise en vue d'hier aux projets esthétiques d'aujourd'hui, «Dramatically Different» célèbre, après quelques autres expositions, une nouvelle attitude dans le champ de la lecture, de l'interprétation, de l'appropriation de l'objet d'art. Les oeuvres n'y sont plus protégées par ces «récits autorisés» qui accompagnaient les projets que les artistes (post)conceptuels associaient à leurs oeuvres et qui bloquaient toute transgression de ces discours.

      Souvent les premiers, souvent avec talent, les artistes qui ont organisé des expositions ces dernières années ne se sont guère souciés de ces récits ni des conditions d'accrochages et d'énonciations qu'ils obligeaient. Se débarrassant des règles de présentation vieilles de cinquante ans, et qu'ils avaient contribué à fixer (murs blancs, isolement des oeuvres), les artistes ont, à ces occasions, recyclé à leur façon les oeuvres qu'ils avaient choisi d'exposer. Ainsi, en 1989, Joseph Kosuth organise «Le jeu de l'indicible» à Vienne et au Palais des beaux-arts de Bruxelles et associe à un accrochage all-over les oeuvres de Jeff Wall, Clegg and Guttmann, Robert Gober, Haim Steinbach, etc. En 1990, au Hirshorn Museum and Sculpture de Washington, Sherrie Levine accroche ses oeuvres sur un papier peint de Robert Gober. La même année, c'est Pierre Joseph et Philippe Parreno qui «survivent» dans l'exposition de Peter Fend qui précède la leur à la galerie Esther Schipper de Cologne. En 1993, les mêmes Philippe Parreno et Pierre Joseph associés à Xavier Veilhan, Dominique Gonzalez-Foerster et quelques autres réinventent collectivement l'énonciation de leurs propres oeuvres dans le cadre de «Domorama», une exposition organisée à La Criée de Rennes. En 1996, Rirkrit Tiravanija réactive à sa façon une bonne partie de la collection du Consortium à l'occasion de l'exposition personnelle que lui consacre le centre d'art de Dijon. En 1997, Dominique Gonzalez-Foerster organise «Moment Ginza» au Magasin de Grenoble. Il associe, dans une version inédite d'une célèbre rue de Tokyo, les oeuvres de Maurizio Cattelan, Liam Gillick, Ange Leccia, etc. Plus récemment, c'est sur un papier de Claude Closky que furent exposées les oeuvres des artistes retenus par Pierre Huyghe et Olivier Bardin pour «J'aurais fait autrement», une exposition organisée dans la galerie du CAPC de Bordeaux.

      La liste des critiques / curators qui se sont prêtés à pareil exercice est à l'évidence moins longue et reste sûrement à établir : peut-être se souvient-on de «I love you more than my own death», ce groupshow organisé en 1993 par Christian Leigh durant la Biennale de Venise qui mêlait dans une mise en scène joyeuse et colorée les oeuvres d'artistes comme Jeff Koons, Haim Steinbach, David Salle, Peter Halley, Gilbert & George aux mobiliers de designers contemporains. La même année, Germano Celant engageait au Guggenheim de New York une série de projets intitulés «Osmosis» ; et pour l'initier faisait interagir les travaux de Haim Steinbach et Ettore Spaletti.

      Détournant aussi l'impératif de nouveauté en art, réactivant de façon singulière et inédite la mise en vue de pièces connues de tous, Eric Troncy donne aux oeuvres qu'il a choisi d'exposer les moyens d'énonciations multiples et de présentations flexibles. À sa manière, «Dramatically Different» favorise la formulation de valeurs esthétiques capables de traverser les projets individuels. «Ce qui compte, c'est le réseau de relations dans lequel sera pris [l'oeuvre], le filet sémiotique dont [le spectateur] se servira pour la capter» 2 . Les résultats sont les suivants : dans la première salle, au sol, Arena # 9 (blue bunny), un minuscule lapin tricoté de Mike Kelley annonce la couleur. Et malgré son silence, semble crier à chaque spectateur les mots peints sur les tableaux acidulés de Sarah Morris qui l'environnent : «Please, Please, Please.» Ailleurs, les date paintings d'On Kawara agissent comme les témoins cruels du temps qui passe : en regard des visages si lisses des top models des couvertures de magazines agrandies par Sylvie Fleury. Plus loin, c'est la Lady with Shopping Bags (1972) de Duane Hanson qui semble hésiter à faire, son choix devant les nombreuses reliques artistiques entassées par John Armleder ( Don't do it, # 2 , 1996). Plus loin encore, Cow Wallpaper (1967-1997), un papier peint d'Andy Warhol reçoit deux peintures piquantes d'Alain Séchas : La Tête violette (1986) et La Peinture rouge (1987). Sur le sol de cette salle : Hugues le Chat d'Alain Séchas (1997) et Tomato Head de Paul McCarthy (1984). Une salle systématise les notions de verticalité et d'horizontalité en sculpture en associant des expansions en polyuréthane coloré de César à cinq fusées de Sylvie Fleury ( First Spaceship on Venus , 1996). Une autre salle fête la disparition du socle et du cadre au profit de l'étagère et de la vitrine : les Hoover inaccessibles et surexposés de Jeff Koons y côtoient deux magnifiques étagères de Haim Steinbach, un conglomérat de peluches de Larry Mantello, un ensemble d'oeuvres sous vitrine de Katarina Fritsch, etc.

      Dans le catalogue, Eric Troncy, écrit : «Je pense qu'il n'y a pas de plus haute forme de respect envers l'oeuvre que de vouloir l'inscrire parmi d'autres oeuvres, parmi d'autres éléments, dans le monde, sans redouter les conflits, sans la protéger des affrontements et sans jamais renier le caractère évidemment personnel de cette inscription.» C'est à l'évidence dans cette perspective qu'il faut comprendre l'importance qu'il accorde pour l'occasion à la notion de «display» : le seul terme qui vaudrait peut-être aujourd'hui lorsqu'il s'agit de penser une exposition de groupe. Le display est une trajectoire accidentelle dans l'abondance des oeuvres de l'exposition - une trajectoire qu'il s'agira pour chacun de construire à l'issue d'un exercice individuel, critique et politique sur lequel repose, aussi, au jour le jour, notre rapport au monde.

David Perreau

1. Hans-Georg Gadamer, dans le catalogue Le Jeu de l'indicible. Bruxelles, Palais de p beaux-arts, 1989.
2. Pierre Lévy Les Technologies de l'intelligence. Paris, La Découverte, 1990.