Dramatically Different

 
"Les murs de l’expo ont la parole"
Libération, Paris, jeudi 20 novembre 1997

Le sens des oeuvres tient aussi à leur présentation. Démonstration, à Grenoble.

 

Si on allait à l'expo? Vous posez la question comme ça, l'air de rien et on comprend bien votre envie de tableaux, de dessins, de sculptures e tutti quanti. Mais cette fois-ci, l'invitation est à prendre au pied de la lettre. Il s'agit non d'admirer des oeuvres d'art rassemblées en un lieu unique et présentées dans les meilleures conditions de visibilité, c'est-à-dire exposées, mais d'observer l'exposition en tant que telle. Le contenant en place du contenu. Comme si on décidait d'aller au cinéma non pour y voir un film, mais par intérêt pour la salle elle-même. En ce sens, l'initiative du critique Eric Troncy est on ne peut mieux nommée dramatically different puisque son projet est bien «complètement différent». Jusqu'à présent les commissaires s'efforçaient de marquer leur singularité en invitant des artistes inconnus ou controversés, ou encore en choisissant un thème fédérateur original. Ici sont réunis une trentaine d'artistes qui ont pour point commun de ne pas en avoir.

Joyeux hétéroclisme. Cohabitent ainsi dans le plus joyeux hétéroclisme l'expansif César, l'hyperréaliste Duane Hanson, le daté On Kawara, le superkitsch Jeff Koons, le métapeintre Bertrand Lavier, le recycleur Ugo Rondinone, l'étalagiste Haim Steinbach, le pape pop Andy Warhol, etc. Qu'ont-ils à faire ensemble? Rien. Sauf servir les noirs desseins de leur amphitryon. Pas si noirs que ça d'ailleurs, et même, à y regarder de plus près, plutôt clairs, voire chatoyants. Mais avant de détailler le menu, il convient d'examiner la carte. Pourquoi avoir choisi de faire porter l'accent sur l'accrochage plutôt que sur les accrochés? Lubie personnelle, manière de faire son intéressant, trouvaille casse-gueule? L'intéressé dit «préférer une entreprise ambiguë qui mêle réflexion critique et passion aveugle». Le fait est que le résultat ressemble plus à un étalage de supermarché qu'à une mise en scène muséographique. Les murs sont peints ou tapissés, quelques gimmicks se répètent de salle en salle, la porte tournante de Dan Graham ouvre sur une salle décorée par des panneaux-fenêtres de Bertrand Lavier que les visiteurs observent en foulant le tapis mou de Pierre Joseph. Les affinités formelles ou conceptuelles disparaissent au profit d'une succession d'emboîtements, à la faveur desquels les oeuvres se servent mutuellement tantôt d'écrin tantôt de décoration. Le profit immédiat consiste à obliger le regard à élargir son champ, à considérer que les conditions de présentation sont partie prenante de la signification délivrée par les oeuvres. Est-ce à dire que n'importe quelle oeuvre ferait l'affaire à partir du moment où elle prendrait matériellement place dans un tel cadre? Troncy s'est gardé de mélanger les périodes historiques car, même si les artistes choisis n'appartiennent pas à la même génération, ils sont bien «contemporains» les uns des autres au sens où le public est accoutumé à rencontrer leurs produits dans les expositions actuelles. Il a aussi délibérément écarté les incompatibilités les plus criantes. Duane Hanson et John Armleder dans la même salle, comme Alain Séchas, Sarah Morris et Sarah Jones, cela peut surprendre, mais pas question d'introduire un Kiefer, un Clemente ou un Barcelo dans l'espace imparti à Larry Mantello, Haim Steinbaeh et Jeff Koons.

Marketing artistique. La sélection opère sur d'autres critères mais elle apparaît aussi contraignante que celle qu'imposerait un point de vue traditionnel, thématique ou formaliste. L'une des conséquences, et non la moindre, d'un pareil parti pris, se rapporte aux critères d'évaluation auxquels le visiteur a recours pour apprécier telle ou telle peinture, telle ou telle installation. L'adéquation de l'oeuvre à son projet, son réservoir de significations et son ambivalence, son apport inédit à un problème ailleurs traité, autant de repères permettant d'ordinaire de mesurer l'impact d'un travail personnel, quitte à le sur ou sous-estimer. Ici, l'une des questions soulevées est simplement celle de la réception d'une oeuvre collective dont les éléments ne concourent pas à dégager une synthèse mais persistent au contraire à revendiquer leur autonomie. De même qu'un acheteur passe naturellement du rayon des nouilles à celui des spiritueux, le nouveau consommateur requis par cette opération de marketing artistique fera ses emplettes avec - c'est probablement ce qu'espère Troncy - une convoitise fébrile.

Hervé Gauville