Dramatically Different
L'Art contemporain, en pleines formes, se montre au Magasin de Grenoble
Le Monde, Paris, vendredi 31 octobre 1997
Les oeuvres de vingt-six artistes qui ne se ressemblent pas forcément
ont été réunies dans la capitale iséroise et permettent
au visiteur, aussi séduit qu'ébahi, de réfléchir à la
manière de présenter la création.
« Dramatically different » : voilà un titre particulièrement
ronflant pour des oreilles françaises non averties des subtilités
de la langue de Shakespeare et de ses faux amis: dramatically ne
signifie pas « dramatiquement », mais « radicalement ».
Eric Troncy, le commissaire de l'exposition de Grenoble, en joue
bien évidemment
pour interloquer, précisant que « Dramatically different » est
le nom d'une crème antirides d’une marque réputée.
Après le faux drame, l'artifice...Eric Troncy dépasse la ligue
du « politiquement correct » à laquelle, justement, le
titre de son exposition pourrait faire penser: la différence, l'autre,
etc.
Alors, en quoi peut résider cette différence, sur laquelle
le commissaire insiste tant ? Aux noms des artistes et des oeuvres retenues
? A priori, non. Les oeuvres présentées ne sont pas nouvelles;
quant aux artistes - Jeff Koons, Mike Kelley, Paul McCarthy, Alain Séchas,
Katarina Fritsch, Angela Bulloch, MacCollum, Bertrand Lavier, Armleder,
Dan Graham, On Kawara, Warhol, César -, ils sont connus. D'accord,
on n'a pas l'habitude de les voir figurer sur une même liste, mais
l'idée de confronter des oeuvres et des générations
qui ne sont pas du même moule n'est pas nouvelle. Ce qui est exposé
- beaucoup d'objets pris dans l'ordinaire de la vie - ne présente
pas non plus d'écart majeur avec ce que l'on voit habituellement
dans les expositions de «jeunes». Malgré toute cette
absence d'originalité, l'exposition, c'est vrai, est différente.
C'est bien pour ça qu'on s'y arrête.
Reconnaissance
L'affaire est plus sérieuse qu'il n'y paraît. Les amalgames d’Eric
Troncy sont ludiques et son invitation à les découvrir conviviale,
sans tomber dans le travers des expositions prétendues telles, comme
on en rencontre désormais, notamment depuis « L'Hiver de l'amour» au
Musée d'art moderne de la Ville de Paris: elle n'a rien de brouillon
ni de relâché. Bien au contraire. Derrière le jeu, on
peut y mesurer un certain nombre d'enjeux de l'art d'aujourd'hui, qu'on n'est
pas obligé de reconnaître. Eric Troncy fait en tout cas son possible
pour amener à cette reconnaissance en y mettant les formes, ce qui
semble manquer le plus de nos jours. Sans nous ennuyer.
Son exposition traite d'abord de l'objet, lequel, dans les années 80,
on le sait, a envahi les expositions. La première salle en est pleine:
vitrine d'aspirateurs de Jeff Koons; vitrine d'objets multiples, madone, vase… de
Katarina Fritsch ; tables jumelles avec des lampes qui éclairent chacune
une barquette d'on ne sait quoi, qu'Angela Bulloch a intitulées A
Choice of Evils ; impressionnante rangée de casques de motards
et de masques d'Haim Steinbach ; pièce montée de pseudo-jouets
en tissu de Larry Mantello… De quoi illustrer tous les aspects de la
vie ordinaire et ses petits fantasmes sur table ou tapis, diversement sacralisés
par les artistes. Le propos de cet étalage n'est évidemment
pas l'objet lui-même, mais sa présentation, ou, si l'on préfère,
cette bonne vieille problématique du support qui conditionne l'oeuvre
d'art et son statut. Qui sera autonome ou pas ? Là est une des questions
qui traversent toute l'exposition, à grand renfort d'oeuvres à la
définition incertaine, mêlées entre elles, collées
les unes par-dessus les autres parfois : ainsi des tableautins de McCollum
déployés sur une peinture murale à carreaux virulents
de Lily van der Stokker ou des tableaux d'Alain Séchas sur un papier
peint à motif de vache non signé Warhol.
Le dispositif mis en place par Eric Troncy démolit bien évidemment
les critères classiques d'exposition: cube blanc, oeuvres mises à bonne
distance les unes des autres, au frigo, au nom de leur autonomie. Lui fait
en sorte qu'elles s'épaulent, se mélangent, au point d'ailleurs
que, parfois, on ne sache plus qui a fait quoi, et si ce qu'on voit ici ou
là est une chose d'artiste ou la contribution non contrôlée
de quelque décorateur. On peut presque le croire devant l'arrangement
de pots de fleurs de Tobias Rehberger ou devant le Don't Do It de John
Armleder, un tas qui rassemble à peu près tous les objets célèbres
de l'art contemporain, depuis l'urinoir et le porte-bouteilles jusqu'au frigidaire,
en passant par l'éponge, les coquilles de moules, le néon… Où le
commissaire en rajoute en plaçant tout près du tas La Madame
Tout-le-Monde revenant des courses de Duane Hanson (1972), un hyperréaliste
confondant.
L'exposition se déploie dans l'oubli et l'absence des catégories
plus ou moins basses de l'art, dont les artistes eux-mêmes peuvent se
moquer aujourd'hui ou débattre à travers leurs propositions
de meubles ou d'objets décoratifs. Et les salles de prendre plus ou
moins tournure d'aménagement intérieur, proclamant la valeur
d'usage de l'art, donnant l'objet comme objet de désir, ou de plaisir,
et non de contemplation. Systématiquement. Avec, à l'appui,
une installation de Plamen Dejanov et Svetlana Heger (1996), par exemple,
qui réunit sur un tapis une lampe de Philippe Parreno, une petite table
et des fauteuils de Charles Eams. Ou encore des photos de Sarah Jones montrant
des adolescentes crevant d'ennui dans des appartements bien bourgeois, bien
astiqués. Le conflit intergénérationnel est là,
manifeste à ces mentons dans les coudes au-dessus de la table vernie
où trône quelque soupière d'argent.
Écart des générations
Eric Troncy joue de l'écart des générations,
disons celui qu'il peut y avoir entre Baudrillard, Jean Clair ou Greenberg
et les zappeurs qui ont grandi avec les Nuls à la télé...
Mais c'est pour raccrocher ces derniers aux wagons d'une histoire des
formes qui n'en finit pas, bien que les artistes n'y mettent justement
pas les formes en évidence. L'exposition situe l'art d'aujourd'hui
contre et avec l'art des années 60 avec le pop'art, l'art conceptuel,
l'art minimal, et rend les différences manifestes, mais non dramatiques.
Non, les couvertures de magazines (Elle, Glamour, Biba, Cosmopolitan)
de Sylvie Fleury ne sont pas incompatibles avec les Up dates d’On
Kawara, qui parlent les unes de l'air du temps et l'autre de sa mesure.
Un peu plus loin, le visiteur est amené à passer au travers
d'une Revolving Door de Dan Graham pour entrer dans une salle au sol
mou dans laquelle sont accrochées des oeuvres de Bertrand Lavier...
Cette fois, il est tout particulièrement question de la perception,
de l'expérience de la vision proposée hier : la porte à tambour
de Dan Graham pleine des reflets mouvants de ceux qui l'utilisent, contre
une expérience du corps avec le sol de Pierre Joseph, dans une salle
où sont justement accrochés des reliefs-tableaux et des peintures
de Lavier, qui réfléchissent des arguments visuels et physiques,
construits et non construits, entrant dans la fabrication des tableaux...
Tout cela, bien que ludique, est beaucoup plus sérieux qu'il n'y paraît.
Même la pièce de Paul McCarthy, Tomato Head, qui prend
exemple sur les jeux éducatifs pour la jeunesse pour tourner en dérision
le principe des oeuvres interactives en vous invitant à planter carottes,
saucisses et cubes dans un personnage, en pull en haut, et à poil en
bas...
Eric Troncy, codirecteur du Consortium de Dijon, centre d'art contemporain,
et commissaire de «Dramatically different» :
« Une exposition doit être un plaisir et pas un pensum ».
Eric Troncy, né en 1965 à Nevers, est depuis 1995 codirecteur
du, Consortium de Dijon, centre d'art contemporain. Diplômé
d'histoire de l'art et de sociologie, il est rédacteur en chef
des revues Documents sur l'art el Prime Time pour la vidéo.
Il explique au Monde les partis pris de l'exposition qu'il a organisée
au Magasin de Grenoble.
- Le titre de votre exposition est plutôt agressif, votre façon
d'assembler les oeuvres aussi; est-ce une forme de manipulation ?
- Peut-être, mais tous les gestes que je me permets découlent
de l'observation du travail et du comportement des artistes. L'idée,
c'était de faire une exposition différente des autres dans sa
conception et dans son accrochage. Nous avons essayé de bousculer des
oeuvres qui n'ont pas à être protégées de la confrontation
puisqu'elles relèvent plutôt de l'engagement politique. À ce
titre, on pouvait les mettre en situation, ensemble. C'est une chose que les
artistes font. C'est une chose que j'ai toujours pratiquée, même
dans les expositions où je travaillais avec des artistes. Ici, c'est
un peu nouveau pour moi, car «Dramatically different» manipule
des oeuvres qui ne sont pas nouvelles.
- Vous changez de cap ?
- Je suis généralement considéré comme un
jeune commissaire. Cela fait dix ans que je monte des expositions ; j'en ai
eu un peu marre de cette image. On attend d'un jeune professionnel qu'il montre
des jeunes artistes, dans une exposition dont le look serait jeune, où il
y aurait du bruit, du désordre, des images grand format rétroprojetées
sur les murs, des vidéos, un défilé de mode lors du vernissage...
J'ai voulu proposer une exposition où il y a des peintures, des sculptures,
des photographies.
- Où est le politique dans ce parti ?
- Ce qui m'intéresse dans les oeuvres des artistes d'aujourd'hui,
c'est la façon dont elles dialoguent avec le spectateur, qui est différente
de celle des artistes minimalistes qui ont proposé une nouvelle expérience
de la vision. Si je prends le cas de Félix Gonzalez-Torres, ce n'est
plus du tout de cela qu'il s'agit. La question est de savoir si j'emporte
ou non ses feuilles de papier, si j'emporte et si je mange ses bonbons. Tout
mon comportement est en jeu. Comment je réagis devant l'oeuvre, comment
je décide de me comporter par rapport à ma culture, à mes
habitudes, à ce que j'ai envie de faire. L'oeuvre veut susciter une
réponse politique. Si j'emporte les papiers de Félix Gonzalez-Torres,
j'emporte aussi leur signification politique. Si j'emporte ses grandes feuilles
rouges bordées de blanc, j'emporte aussi leur titre: National Front.
Les artistes d'aujourd'hui qui généralement m'intéressent
demandent au spectateur une réponse politique, qu'il ajuste son comportement à la
présence de l'oeuvre dans le monde, plus que dans l'exposition où elle
est présentée.
- Mais Gonzalez-Torres n'est pas dans l'exposition.
- Ça n'a pas été possible en raison du blocage commercial
de son oeuvre après sa mort. Mais je me sers de cet exemple pour expliquer
pourquoi les oeuvres ne sont pas isolées dans des boîtes blanches,
pourquoi elles sont agencées dans un espace collectif. L'idée
de mettre ensemble les oeuvres n'est pas une vue de l'esprit. Après
l'exposition, c'est autre chose… Restera peut-être un regard
personnel sur l'art et le désir de dire qu'avec les oeuvres on peut
construire des récits, des fictions, montrer qu'on vit avec et qu'on
en fait un peu ce que l'on veut. Comme dans la vie de tous les jours, lorsque
l'on réagit à son environnement par association d'idées... À travers
cette exposition-fiction, que j'espère ludique, on approche l'art.
- Vous rapprochez des oeuvres pour monter une histoire personnelle, celle
de votre relation à l'art. Que reste-t-il des intentions de l'artiste
?
- C'est la question. Je suis persuadé que les oeuvres gardent leur
autonomie, que cette fameuse autonomie de l'oeuvre qui a terrorisé des
générations de commissaires d'expositions et de conservateurs
de musées est intacte. Une exposition est toujours un regard très
personnel sur l'art. «Dramatically different» n'est pas une exposition
historique, elle n'a pas à rendre compte d'une réalité ou
d'une vérité. Elle est faite, avant tout, d'oeuvres que j'aime,
que je trouve formidables. J'ai vraiment voulu qu'elles soient là.
- Pour qui ?
- Pour le spectateur de l'exposition ! Pas pour le public. Le public,
les publics, je m'en moque, d'ailleurs ça n'existe pas, c'est une vue
de l'esprit. Ce qui m'intéresse, c'est le spectateur, l'individu, pas
la masse. Moi dans l'exposition, l'autre dans l'exposition, comment il se
promène, comment il rencontre les oeuvres, comment il réagit à leur
agencement. Je propose au spectateur de faire l'expérience de ma propre
rencontre avec l'art. C'est une invitation à partager. Dès qu'il
y a quelque chose d'un peu personnel dans une expo, on dit que c'est forcément
l'exposition d'un artiste… Je ne crois pas. C'est l'art qui veut ça.
Pour moi, l'art c'est quelque chose qui invite tous les gens à être
des artistes. Quand je m'embête dans une exposition, je pense toujours
que c'est parce qu'on n'a pas fait attention au spectateur, qu'on n'a pas
essayé de favoriser sa réflexion. Cela explique ma volonté de
présenter certaines salles un peu outrées, et le parti ludique
de l'ensemble. Je suis pour qu'une exposition soit un plaisir et pas un pensum.
L'art appartient aux gens. C'est bizarre qu'ils n'aient pas davantage envie
d'en profiter. C'est fait pour eux, quand même l'idée de mettre
ensemble les oeuvres n'est pas une vue de l'esprit.»
Propos recueillis par Geneviève Breerette |