"Dramatically Different"
Les Inrockuptibles, Paris, 5-11 novembre 1997
Dans une des salles du Magasin de Grenoble, on se trouve soudainement téléporté
dans un espace lunaire où des fusées de Sylvie Fleury cohabitent
avec des formes colorées posées au sol comme des laves durcies
(les Expansions de César) ainsi qu'avec des peintures rondes et fluo
d'Ugo Rondinone, sorte de prégénérique de Temps X.
Dans une case d'On a marché sur la Lune, le spectateur évolue
ici animé d'un émerveillement trouble : étonnant dispositif
organisé par le commissaire d'expo et critique Eric Troncy, et qui parvient
à nous arracher au lieu-dit de l'exposition. Pas de thème, nulle
volonté de reconstitution historique, sans vidéo ni musique, simplement
la volonté de jouer avec les oeuvres comme on range sa chambre : en les
disposant comme des objets, Troncy les fait dialoguer entre elles, nous pousse
à transformer notre comportement, à établir de l'une à
l'autre des associations mentales et physiques.Des ados de Sarah Jones déprimant
dans un décor bourgeois, des aspirateurs de Jeff Koons, un nounours de
Mike Kelley, des lampes fluo redisposées par Steinbach : l'art moderne
est ici traversé par une réflexion sur les objets, sur leur statut
artistique ou manufacturé, sur leur réarrangement par les artistes,
et au-delà par le commissaire d'expo. Abandonnant les murs blancs qui
consacrent ordinairement l'autonomie de l'oeuvre d'art, Troncy a d'ailleurs
recouvert les parois de papier peint multicoloré (des vaches fluo de
Warhol, des lignes de Jim Isermann) : la page est tournée, désormais
les artistes ont réintégré la sphère marchande et
fricotent avec la décoration intérieure. Les balourds iront crier
au blasphème et à l'hégémonie scandaleuse du commissaire,
il nous semble au contraire que l'engagement personnel, réflexif autant
qu'affectif, d'Eric Troncy permet un regard neuf sur des oeuvres certes déjà
vues mais qu'il arrache à la lecture figée dans laquelle on les
a cantonnées : ainsi de Sylvie Fleury ordinairement coincée dans
les questions de la mode, ainsi d'On Kawara rendu à une certaine superficialité.
Mais aussi avec Lavier, Dan Graham, Pierre Joseph, Paul McCarthy, John Armleder...
Offrant un parcours à la fois inquiet et ludique où les obscurs
objets (du désir) nous modifient au fur et à mesure que les artistes
les réassemblent, "Dramatically different" s'impose sans bruit
comme une des expos les plus pensées et les plus novatrices de ces dernières
années.
Jean-Max Colard