Ilya Kabakov

 


"Kabakov, au fil de la vie"
Le Figaro, Paris, 21 juin 1994

Au Magasin, trois grandes installations de l'un des meilleurs représentants de l'avant-garde russe d'aujourd'hui.

Jamais Ilya Kabakov, le plus grand artiste russe d'aujourd'hui, n'était apparu dans l'étendue de son talent comme ici, à Grenoble, au Magasin. Proche parent de Boltanski et de Sarkis dans sa façon de convoquer l'émotion et la mémoire dans des installations riches de sens, il nous propose là trois installations qui témoignent de sa maturité.
Cet artiste qui vit entre Moscou, Paris et New York, est né en Ukraine, il y a 61 ans. Ses études l'ont conduit à Samarkand puis à Moscou où on lui a enseigné la peinture, le graphisme, l'illustration. C'est d'ailleurs comme illustrateur de livres pour enfants qu'il s'est fait connaître en 1956 et c'est grâce à cela qu'il a pu survivre dans les temps difficiles, tout en s'affirmant peu à peu, dans les années 60, comme l'un des chefs de file de l'avant-garde moscovite, montrant ses oeuvres en Occident dans des expositions collectives.
Il utilise alors, comme actuellement, toutes sortes de supports: albums, dessins, objets, environnements, toiles. Ses toiles imitent volontiers les affiches, leur style officiel, les images de la propagande soviétique qu'il surcharge de commentaires à même la toile, suscitant, par l'ironie, les commentaires des spectateurs. Il peint aussi des paysages dans un style réaliste avec effets de perspective, tandis qu'un quadrillage de rubans colorés collés par-dessus affirme la planéité de la toile, établit une distance joueuse.
Mais c'est en 1985 qu'il se fait véritablement connaître en Occident. Célébré dans le monde entier, Kabakov n'en garde pas moins intacte sa fraîcheur, son invention, cette façon de se référer constamment au texte, à la narration, cette façon aussi de fouiller, de fouailler sa mémoire. A Grenoble, c'est ainsi qu'il apparaît dans les trois installations qui constituent l'exposition : Le Bateau de ma vie, L'Album de ma mère, La Rivière souterraine dorée.
La Rivière souterraine dorée « figure » un voyage le long d'une rivière matérialisée par un fil doré, jalonnée par des pupitres sur lesquels sont posés des dessins avec des fragments de partitions, des textes. On constatera que de l'autre côté du fil les dessins qu'on croyait originaux sont exactement (et systématiquement) les mêmes. « Chaque pupitre représente ce qu'on voit et ce qu'on entend dans la réalité. Chaque jour est différent. Pourtant, en suivant le fil doré on se rend compte que la diversité est trompeuse, qu'il y a plus de similitudes que de différences. Rien d'intéressant ne s'est passé, on n'a rien vu de particulier quoi qu'on ait atteint le dernier pupitre. Nous voilà devant la porte de sortie à la fois déçus et ridiculisés.» Images de la vie, répétitives, plus lamentables que tragiques.

Réalisme extrême

Et pourtant la tragédie, Kabakov connaît. Il n'est besoin, pour s'en persuader, que de se pénétrer de son installation L'Album de ma mère, de lire les textes, l'histoire de la vie de sa mère. Terrible. Traversée de frustrations, de morts, de désastres, constamment.
Pour la raconter, Kabakov a construit des couloirs sales en forme de labyrinthe avec un éclairage rare, dispensé par des ampoules nues au bout de fils électriques antédiluviens. Au mur, il a mis de vieilles photos, maladroitement collées sur de méchants papiers tachés, piquetées de rousseurs, mal encadrées, avec une volonté de faire joli, naïvement. L'étonnant, ici, c'est le réalisme extrême apporté à la réalisation du décor qui sert à mettre en scène cette biographie. Le réalisme socialiste, même lorsqu'on s'y oppose, pénètre les âmes et les coeurs plus qu'on ne croit.
La dernière installation Le Bateau de ma vie est la plus spectaculaire. Voici une immense barque en bois de 17,40 m de long. Dessus, des caisses en carton remplies de vêtements, de petits jouets et des feuilles de carton sur lesquelles ont été collées de petits objets de rebut, des taille-crayons, des fragments de bouchons, des trombones, avec une légende en russe traduite en français qui égrène des souvenirs. Toute une vie, décrite jour après jour ou presque, épinglée, étiquetée comme dans les musées d'anthropologie.
En 1982, Kabakov avait créé un personnage, un Petit Homme qui ne se débarrasse de rien. Ces déchets constitueraient l'histoire de sa vie. Kabakov est resté fidèle à cette conception. Même monumentales ses installations chargées de mémoire restent celles d'un «petit homme» pétillant d'humour, face à des vies, la sienne entre autres, comme toutes les vies, tragique et ridicule.

Michel Nuridsany