Ilya Kabakov
"Le Bateau de ma vie de Kabakov
fait une longue escale à Grenoble "
Infomatin, Paris, 27 Mai 1994
Deux installations et une série de dessins de l'artiste russe le plus
reconnu du moment font l'objet d'une exposition inégale. Ilya Kabakov
y démontre comme toujours son souci de témoigner de la dureté de
la vie quotidienne dans l'ex-URSS. Mais le témoignage manque parfois
d'acuité.
Né en 1933 en Ukraine, Ilya Kabakov qui vit entre Paris, Moscou et New
York, est actuellement l'artiste de l'ex-Union soviétique le plus reconnu
internationalement. Longtemps illustrateur, Kabakov réalise depuis les
années 80 des installations qui mettent en scène la vie en URSS
avec ses cuisines communautaires, ses murs aux papiers peints déchirés
et ses travaux inachevés, dissimulés derrière des palissades
de bois.
L'Album de ma mère, qu'il présente au Magasin de
Grenoble, constitue un des plus bels exemples de son travail. A l'origine,
il s'agit d'un album contenant les mémoires écrites à 83
ans par sa mère: récit de la vie d'une femme de la Russie
prérévolutionnaire à celle de Brejnev, à qui
elle adresse une supplique pour finir décemment ses jours dans un
15m2 confortable. Kabakov a accroché chaque page de cet album aux
côtés de photos prises, pendant tente ans, dans la même
petite ville de Bersiansk, où vécut sa mère.
L'ensemble est installé dans un labyrinthe au sol sale, à la
lumière glauque, aux murs peints d'un gris sinistre. On entend au loin
une mélopée qui se rapproche à mesure que l'on progresse
dans cet univers étouffant. On se trouve alors immergé dans une
oeuvre d'art totale qui sollicite aussi bien l'oreille que l'œil et même
le nez perturbé par l'odeur de la crasse environnante. Fondé sur
l'opposition entre une fiction radieuse et une réalité sordide, l'Album
de ma mère fonctionne admirablement bien, provoquant le spectateur
au point de lui donner une irrésistible envie de sortir au plus tôt
de ce labyrinthe cauchemardesque. Mais la force de cette installation met malheureusement
en relief la faiblesse des deux autres propositions de Kabakov. Passons rapidement
sur l'ensemble des dessins qui composent la Rivière souterraine
dorée: ni leur agencement par paire de part et d'autre d'un fil
doré, ni l'effet de contraste entre ces dessins et les phrases toutes
faites qui leur servent de légende ne parvient pas à en faire
autre chose que des illustrations assez légères.
Le Bateau de ma vie est, en revanche, plus représentatif
de l'impasse où semble se trouver actuellement ce travail. Il s'agit
d'une grande barque de 17m de long, sur le pont de laquelle Kabakov a fait
déposer des caisses remplies d'objets ordinaires - vêtements,
jouets, vaisselle - recouverts d'un carton où est collée une
petite relique dérisoire - bout de tissu, taille-crayon... - , une
mauvaise photo et la légende en français et en russe d'un
souvenir d'un moment de la vie d'Ilya Kabakov. L'installation ne manque
pas d'allure, mais, retiré le tragique de l'album vécu de
sa mère, il ne reste chez le fils qu'un système trop proche
des Je me souviens, de Perec et trop loin du mystère et
la sophistication des installations de Christian Boltanski.
L'Album de ma mère a été conçu en 1988, le
Bateau de ma vie, l'an dernier. Entre ces deux dates, un mur s'est
abattu à Berlin et l'oeuvre de Kabakov a perdu bien de son étrangeté.
Mais l'artiste a suffisamment prouvé dans le passé sa faculté de
rebondir pour qu'on attende avec curiosité la prochaine escale du Bateau
de sa vie.
Luc Vezin