Ilya Kabakov
"Dans la barque de Kabakov"
Libération, Paris, 9 mai 1994
Figure de proue parmi les artistes russes en rupture de réalisme
soviétique sous Brejnev, Ilya Kabakov présente
au Magasin de Grenoble trois de ses «installations totales».
Comme autant de petits théâtres de la mémoire
mis en scène par un artiste assez lucide pour se souvenir
qu'il n'y a qu'un pas de l'art total à l'art totalitaire.
Dans les années Brejnev, trois noms se détachaient parmi les
artistes en rupture de ban avec la pléthore de peintres et sculpteurs
qui s'alignaient derrière la bannière du réalisme socialiste:
Bulatov, Melamid et Kabakov. Bulatov fut certainement le plus connu en Occident,
avec ses toiles «nuagistes» inspirées à la fois de
l'hyperréalisme et du Pop Art américain. Quant à Melamid,
son rôle se bornait essentiellement à promouvoir le Soc'art ou
art social, l'équivalent soviétique d'un certain post-modernisme,
où les citations en matière picturale - allant de la peinture
populaire religieuse, iconique, jusqu'au réalisme socialiste, en passant
par le suprématisme revisité - s'entrechoquaient. Pendant ce
temps, Kabakov, juif ukrainien né en 1933 à Dniepropetrovsk,
faisait des croquis, préludes à de virtuelles ou réelles
installations plastiques qui rendraient compte de son environnement immédiat.
Ainsi, en 1982, pensait-il déjà à la pièce le
Bateau de ma vie, une des trois réalisations qu'il a conçues
pour le Magasin de Grenoble. Comme pour arracher à l'oubli son enfance
ukrainienne et son apprentissage de la vie moscovite, llya Kabakov rythme son
embarcation, un assemblage de linteaux de bois, de caisses transparentes où les
objets rassemblés se laissent voir dans la chronologie de leurs fonctions,
fragments de crayons, boutons esseulés, pantalons râpés,
chaussures éculées, autant d'amarres qui, en guise de simples
souvenirs, lui servent de points de repère et d'ancrage. Cet entrelac
de souvenirs se prolonge jusqu'à l'Album de ma mère,
un corridor labyrinthique dans lequel des photos sépia et des fragments
de journal ponctuent le parcours d'une femme ordinaire, ici sublimée
par une iconographie éclatée, autant de fragments lisibles pour
une seule icône qui serait l'image de la mère. Volontairement écaillée,
la peinture jaunâtre des murs rend encore plus livide le bleu-vert délavé des
plinthes et fait résonner davantage le coeur du dispositif plastique,
une chambre sinistrée et hantée par une mélopée
lancinante.
Plus musicaux, les quelque 186 pupitres de la Rivière souterraine
dorée se déploient en mezza voce pour chuchoter,
par vagues chromatiques, un puzzle composé de trios où dessins,
partitions musicales et aphorismes s'accordent en un concert quasi monacal.
LIBERATION. Vous avez appartenu au mouvement Soc'art. Que reste-t-il
de cette utopie dans vos oeuvres?
ILYA KABAKOV. Le contexte de l'époque a voulu que j'en sois membre.
Mais le fait est que ce n'est pas tout à fait vrai, même si j'ai
beaucoup d'estime pour ce mouvement et les artistes qui en font partie. Je
me sens à l'extérieur de tout cela.
LIBERATION. Vous avez peint en 1983 la Vérité admise,
où Lénine figurait par deux fois aux côtés d'un
portrait de Staline, un tableau dans le tableau. Est-ce un détournement
ironique ou un clin d'oeil à un certain Pop Art américain?
I. K. En fait, la personne qui a fait ce tableau, mais aussi d'autres peintures
de la même facture, est un personnage qui n'est pas moi-même. C'est
ce personnage qui a repris l'esthétique du réalisme socialiste
et on ne peut pas dire que, dans ces tableaux, il y a un détournement
ironique: pour avoir recours à l'ironie, il faut être à l'extérieur,
or ce personnage appartenait à ce monde; toute ironie est donc impossible.
Il y a donc une ambiguïté entre ce personnage qui est moi et qui
n'est pas tout à fait moi. Seulement, il faut dire que le réalisme
socialiste avait plusieurs niveaux, qui allaient de la production de grands
peintres jusqu'aux peintures les plus banales et médiocres. De plus,
la langue réaliste socialiste était la seule langue que je parlais
et elle n'a rien à voir avec le langage du Pop Art qui s'intéresse
beaucoup plus aux mass media et à la publicité. On peut être
effrayé par cette langue mais c'était ma langue à moi:
et elle peut aussi m'effrayer. Il faut aussi ajouter que le tableau ici mentionné est
une reproduction d'une reproduction d'une reproduction, dont le premier modèle
a été exécuté en 1937. Il était crucial
pour moi de le faire, pour rappeler les purges staliniennes. C'était
pour moi une sorte d'exorcisme, tout comme il est intéressant pour moi
de refaire les tracés d'un tableau dont la composition est exemplaire
du style réalisme socialiste. Et là, on peut effectivement dire
qu'il y a une volonté de détournement.
LIBERATION. Vous vivez actuellement entre Moscou, Paris et New York.
Où se trouve votre point d'attache?
I. K. Je dois dire que je ne vis nulle part. Je ne vis que là où sont
mes installations. On ne peut pas dire que ma vie, c'est une vie, mais juste
le travail qui est le passage d'une installation à l'autre. Je vis comme
un saltimbanque et je me sens très proche des comédiens ambulants
ou des gens du cirque.
LIBERATION. Vous ne peignez presque plus et donnez la primauté esthétique à l'installation.
Est-ce là votre style définitif?
I. K. Je continue à faire des dessins et des tableaux, sauf que maintenant
ces dessins sont destinés à faire partie des installations. Je
suis très enthousiasmé par ce mode d'expression. Pour moi, les
installations ouvrent une nouvelle ère qui succède à celle
du tableau. Je suis par ailleurs convaincu que c'est un art aussi important
que la fresque et la sculpture. Mes premières installations ont été conçues à Moscou,
en 1982, mais n'ont pas été réalisées alors. D'ailleurs, la
Rivière souterraine dorée a été préparée
là-bas en 1983-84 et je la présente aujourd'hui à Grenoble.
Toutefois, quand j'ai commencé à installer mes pièces
en Occident, j'ai été très déçu, parce qu'elles étaient
perçues dans le même contexte que les réalisations d'autres
artistes occidentaux. La signification de mes travaux échappait à l'interprétation
du public, qui les assimilait à un contexte «installationniste» général.
Dès lors, il me fallait trouver un autre type de message plastique,
qui convienne mieux à la perception de mes oeuvres, celui de« l'installation
totale», qui transforme radicalement l'espace investi. Avec une utilisation
graduelle de l'éclairage et l'emploi de la musique, le spectateur pénètre
dans mes installations qui sont autant d'univers clos où se mêlent
fantasme et rêve. Le public oublie ainsi l'ambiance muséale et
peut s'abandonner à ses propres associations, aux souvenirs qu'il porte
en lui. L'important pour moi, c'est moins l'impression qu'il reçoit
de mes travaux que de provoquer chez lui la mémorisation de sa propre
histoire.
LIBERATION. Par ce type d'évocation, vous sentez-vous proche
d'un artiste comme Christian Boltanski?
I. K. Je pense souvent à Boltanski lorsque je travaille et je suis content
que mes travaux soient analogues aux siens. Comme lui, je pense que ce qui
est précieux se trouve dans notre mémoire et non dans l'environnement
immédiat, actuel. Il y a chez lui comme chez moi une référence à l'humanisme.
Chez moi, il s'agit de celle du petit homme, banal, simple, comme le veut la
tradition russe. C'est cela que je traduis dans mes installations en utilisant
comme moyens la dramaturgie et la mise en scène pour une «oeuvre
totale». Je construis mes pièces de telle sorte qu'elles puissent
raconter une histoire, un récit où tout le monde peut se retrouver.
On peut dire que ce sont des pièces de théâtre où le
spectateur, en sortant, éprouve de nouvelles sensations. Tout cela grâce à l'atmosphère
dans laquelle il se trouve plongé. Cette «climatique» est
le fait des matériaux que j'emploie, souvent de très mauvaise
qualité et qui peuvent coïncider facilement avec tous les locaux
où je déploie mon travail. Ce sont des lieux souvent sociologiquement
faciles à repérer. La banalité, l'ordinaire sont à la
base des caractéristiques de mes installations. J'essaie seulement de
faire vibrer ces choses sans qualités, de les mettre en transe.
LIBERATION. On en revient donc à l'utopie d'un art total, à l'instar
des avant-gardes constructiviste ou suprématiste.
I. K. Si j'utilise le texte, la musique, l'éclairage et les travaux
picturaux dans une même création totale, c'est pour gommer les
antagonismes des matières, pour produire un ensemble cohérent.
Pour autant, je ne me réfère pas aux avant-gardes russe et soviétique
du début du siècle, même si je constate tristement que
je renoue de fait avec cette tradition.
LIBERATION. Pourquoi ce triste constat, alors que vous-même,
vous faites de «l'art total»?
I. K. Parce que, de l'art total à l'art totalisant et totalitaire, le
pas est vite franchi. Et je trouverais effrayant de vouloir faire un art totalisant
qui contrôlerait tous les moyens d'expression à tous les niveaux.
Je suis très critique par rapport à certains tenants du constructivisme,
parce que je sais que c'était des gens très durs. Leur utopie,
même si elle était individuelle, n'échappait pas à la
volonté totalisante. Mais il y a toujours une solution, une issue pour
en réchapper: il faut que les utopies restent individuelles, non socialisées,
et échappent à la réalité politique. En ce sens
et malgré mon pessimisme, mon art total est un art onirique qui est
sans lien avec la réalité et qui ne peut pas influencer la vie,
l'organiser. Je ne suis en fait qu'un conteur.
Recueilli par Quang-Tri TRAN DIEP