Ilya Kabakov
"Le plus célèbre des artistes russes
actuels débarque à Grenoble"
Le Nouveau Quotidien, Genève, 31 mai 1994
Ilya Kabakov vit entre New York, Paris et Moscou. Depuis
sa première exposition personnelle à la Kunsthalle
de Berne en 1985, l'Occident lui fait un pont d'or. Visite à Grenoble.
Ilya Kabakov a un regard doux et malin. Il parle sans élever la voix,
en frottant ses mains, en penchant la tête sur le côté.
Ses yeux ont quelques raisons de pétiller: depuis sa première
exposition personnelle en Occident, à la Kunsthalle de Berne en 1985,
il est devenu l'artiste russe le plus présent sur les lieux de consécration
de l'art contemporain (la Documenta de Kassel ou la Biennale de Venise, par
exemple). Né à Dniepropetrovsk en 1933, diplômé des
Beaux-Arts de Moscou, il expose actuellement au Centre national d'art contemporain
de Grenoble, dans l'immense hangar construit par Gustave Eiffel.
Il y présente trois installations. La première, «Le bateau
de ma vie» (1993), est une grande barque en bois de plus de 17 mètres
de long. Sur le pont sont disposés «en désordre» 24
cartons où sont entassés des objets quotidiens. Au milieu, des
feuillets sur lesquels sont fixés des épingles, des boulons,
des coupures de journaux... classés et identifiés par une étiquette.
Les textes et les choses racontent l'histoire d'une vie, celle de Kabakov jusqu'au
moment où il a fêté son soixantième anniversaire.
Cinq ans avant «Le bateau», il a créé «L'album
de ma mère». Dans un couloir sordide, avec de pauvres ampoules
pendues au plafond et des couleurs rappelant les immeubles communautaires.
Kabakov a affiché sur les murs le récit de la vie de sa mère,
ses espoirs et ses misères, d'après les Mémoires qu'elle
avait écrits à 80 ans. Parallèlement, il montre les images édifiantes
du bonheur officiel socialiste. Le visiteur avance vers une chanson fredonnée
qui vient d'un débarras, s'éloigne et en sort.
Dans la troisième installation, «La rivière souterraine
dorée» (1990), 186 pupitres sont disposés des deux côtés
d'un fil doré tendu au milieu de la salle. Sur chaque pupitre est posé un
carton où sont collés un dessin, une petite peinture adroite
ou maladroite, une partition avec quelques notes et des paroles. Un petit texte
comme celui-ci: «Les étoiles lointaines répandaient sur
la terre leur lumière. En soupirant, il se leva, regarda une dernière
fois en l'air et, fatigué, rebroussa chemin.» De chaque côté du
fil doré, il y a les mêmes dessins, et les histoires d'une vie
banale, fragmentaire et répétée.
L'installation - ce genre qui s'est imposé dans l'histoire des arts
plastiques dans les années 70 - ne fait pas encore l'unanimité.
La plupart des installations qui envahissent les musées et les galeries
sont d'ailleurs des bric-à-brac insignifiants. La force de Kabakov est
de faire partager au visiteur son univers en le transfigurant. Ses créations
ne sont pas des documents sur la Russie. «Il est faux, dit-il, d'essayer
d'apprendre un pays à travers des oeuvres qui sont des fantaisies de
l'artiste. C'est comme si on jugeait de la vie pragoise d'après les
oeuvres de Kafka. La technique de l'installation utilise un grand nombre d'éléments
quotidiens pour créer une certaine ambiance, mais ces objets sont là pour
créer une métaphore, une image.»
L'homme qui parle en se frottant les mains conclut: «Il faut être
enchanté par le résultat de son travail», dit Ilya Kabakov.
Il nous fait accéder au même enchantement pour peu qu'on accepte
d'être, parmi ces choses, un acteur-spectateur qui serait à la
fois sur la scène et dans la salle d'un théâtre mélancolique.
Laurent Wolf